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ils pas le pica, &c ? Comment expliquera-t-on d’ailleurs l’appétit du coton, du plomb, de la poix, de l’air, des excrémens, &c ? y a-t-il des sucs propres à les digérer ? y a-t-il un vice dans ces humeurs qui exige ces corps pour remede & dont le vice en puisse être corrigé ? 4° N’est-il pas naturel de regarder cette affection comme dépendante de la même cause que la passion de compter les carreaux, les vîtres, les solives d’une chambre, de se plaire à la vûe de certains objets laids, sales ou déshonnêtes, de rechercher avec fureur quelque odeur désagréable, comme celle des vieux livres pourris, d’une chandelle, d’une lampe mal éteinte, & même des excrémens ? Ces symptômes familiers, de même que le pica aux chlorotiques, annoncent évidemment & de l’aveu de tout le monde un délire mélancolique, & l’on ne s’avise pas de leur attribuer de l’efficacité pour la guérison du dérangement qui en est la cause. Voyez Pales couleurs. 5° Parcourons les causes qui produisent ordinairement le pica, nous verrons presque toujours un vice dans l’excrétion menstruelle, ou des chagrins, des inquiétudes, des passions vives retenues, des desirs violens étouffés, des besoins naturels, pressans, non satisfaits par vertu, par crainte & par pudeur ; quelles autres causes sont plus propres à déranger l’estomac & l’imagination ? Nous pourrions ajouter bien d’autres preuves qui se tirent de l’état de ces malades, de leur maniere d’agir, de se comporter, &c. qu’on peut voir tous les jours, & qu’on auroit de la peine à décrire : chacun peut là-dessus prendre les éclaircissemens convenables, les occasions en sont malheureusement assez fréquentes.

Les femmes enceintes sont sujettes à une dépravation d’appétit fort singuliere, & qui est fort analogue au pica ; les auteurs qui ne se piquent pas d’une exactitude scrupuleuse confondent ordinairement ces deux affections qui sont cependant différentes ; celle qui est propre aux femmes enceintes s’appelle en latin & en françois malacia, nom dérivé du grec μαλαθω, je mollis ; quelques auteurs l’ont attribué à l’état de mollesse, ou de relâchement des femmes enceintes ; ce qui constitue le malacia, est un goût particulier pour une seule espece d’aliment à l’exclusion de toute autre ; mais cet aliment n’est pas nécessairement & par lui-même mauvais, absurde, il est toujours nutritif ; ce sont, par exemple, des fruits d’une telle espece, du riz, des poulets, des anchois, des harengs ; il n’y a que l’aliment pour qui l’on s’est déterminé qui plaise, qui ait un goût délicieux, qui se digere facilement ; les autres rebutent, déplaisent, pesent sur l’estomac : & quoiqu’il y ait de ces alimens dont on dût d’abord s’ennuyer, ou dont on pût être incommodé à la longue, comme des harengs, des anchois ; cependant on ne s’en dégoûte point, & on n’en ressent aucun mauvais effet. Cet appétit déterminé commence à se déclarer pour l’ordinaire vers le quarantieme jour de la grossesse, & cesse à la fin du troisieme mois ou au commencement du quatrieme. Il me paroît qu’on doit distinguer cette affection des envies des femmes enceintes, par lesquelles elles desirent la possession de quelque objet, un joyau, un fruit, un mets particulier, elles sont satisfaites dès qu’elles l’ont obtenu ; & si elles ne peuvent pas l’avoir, ou n’osent pas le demander, elles en sont incommodées, risquent de se blesser, & on prétend que l’enfant en porte la marque. Voyez Envie, Tache, &c.

Le pica est une maladie très-sérieuse ; elle est ordinairement ou la suite & l’effet de quelque obstruction du dérangement du flux menstruel, ou l’avant-coureur & la cause de ces maladies, elle affoiblit toujours le tempérament, gâte l’estomac, & prépare pour la suite une source inépuisable & féconde d’incommodité ; ainsi les filles qui n’en meurent pas,

restent long-tems languissantes, maladives, dans une espece de convalescence difficile. Cette maladie est plus ou moins dangereuse, suivant la qualité des objets de l’appétit, suivant la violence de la passion & l’intensité des symptomes qui s’y joignent. Il est évident qu’un usage & un usage immodéré du poivre, du sel, des épiceries peut faire plus de ravages que ce même usage limité, ou que l’usage des terreux, de la craie, &c. Fernel a vu survenir un ulcere à la matrice, dont la malade mourut, à l’appétit déréglé du poivre trop abondamment satisfait ; le danger est bien plus grand, si le plomb & ses préparations sont l’objet de l’appétit ; personne n’ignore les funestes accidens, la terrible colique qu’occasionne ce métal pris intérieurement par lui-même, ou par les parties hetérogenes véneneuses dont il est altéré. Voyez Plomb, Colique des Peintres. Tulpius rapporte l’observation d’une jeune fille, qui mangeoit avec avidité de petites lames de plomb bien divisées ; elle tomba en peu de tems dans une maladie affreuse à laquelle elle succomba ; sa langue étoit seche, ses hypocondres resserrés, la rate obstruée, l’estomac douloureux, le ventre constipé ; sans cesse tourmentée par des suffocations de matrice, par des défaillances fréquentes, elle ne put trouver du soulagement dans aucun remede, Nicol. Tulp. observ. medicar. lib. IV. Ce qui redouble souvent la difficulté de la guérison, c’est que ces malades cachent aussi long-tems qu’il leur est possible leur état, & on ne le découvre que tard, qu’après que le mal est invétéré & rendu plus opiniâtre ; d’ailleurs lors-même qu’on s’en apperçoit & qu’on veut y remédier, les malades sont peu dociles, elles ne veulent pas se priver du plaisir de satisfaire à leur passion, souvent elles ne le peuvent pas ; & si elles rencontrent des medecins imprudens par trop de sévérité, qui leur défende tout usage des mets pour lesquels elles sont passionnées, & des parens trop rigides & trop scrupuleusement attentifs à observer l’ordonnance du médecin, elles deviennent tristes, mélancoliques & sérieusement malades. Le malacia n’est pas une maladie, il n’y a point de danger à laisser suivre aux femmes enceintes leur caprice, il y en auroit à les en empêcher ; elles n’en éprouvent pour l’ordinaire aucune incommodité, ni elles, ni l’enfant qu’elles portent ; cependant lorsque les alimens pour lesquels elle s’est déterminée sont d’un mauvais caractere, trop sales, trop épicés, que ce sont des poissons, par exemple, desséchés & endurcis par le sel & la fumée, il est certain que le chyle qui s’en forme ne sauroit être bien bon ; on doit, autant qu’on peut, faire ensorte par les avis, les invitations, que la femme en use sobrement, il faut aussi pour cela lui présenter des mets agréables, d’une nature opposée qui puisse modérer & contrebalancer l’action des autres, on les mêle pour cela souvent ensemble.

Quand on se propose de guérir une fille attaquée du pica, il est très-important de s’attirer sa confiance, de lui faire approuver & desirer le soin qu’on va prendre de sa santé ; on peut réussir en cela, en la plaignant, en compâtissant à ses peines, en se prêtant à ses goûts, à sa passion ; on ne la désaprouve pas, on se garde bien d’en faire un crime & de la défendre ; on assure au contraire que c’est une maladie indépendante de la volonté, qui même peut être bien lorsqu’elle est modérée ; on se contente d’en faire voir les inconvéniens, on insiste-sur tout sur les atteintes que la beauté pourroit en recevoir. On touche rarement cette corde sans succès ; il est facile de prouver combien cet appétit déreglé fait du tort à un joli visage, on a toujours quelques exemples connus à citer ; on peut engager par-là les malades à se modérer dans l’usage de ces choses absurdes, à en diminuer tous les jours la quantité,