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premier homme de l’état, dont la sagesse & l’habileté avoient soutenu le poids des affaires de la république pendant quarante ans, après avoir perdu tous ses parens de la peste, en mourut lui-même entre les bras d’Hippocrate, & malgré tous les secours de son art.

Mais quelque cruelle qu’ait été la peste dont nous venons de parler, elle le fut encore moins par sa violence & par son étendue, que celle qui ravagea le monde vers l’an 1346 de Jesus-Christ. La description qu’en font les historiens contemporains au défaut d’observateurs médecins qui nous manquent ici, ne se peut lire sans frémir. La contagion fut générale dans tout notre hémisphere. Elle commença au royaume de Cathay, partie septentrionale de la Chine, par une vapeur de feu, dit-on, horriblement puante, qui infecta l’air, & consuma avec une promtitude incroyable deux cens lieues de pays ; elle parcourut le reste de l’Asie, passa en Grece, de-là en Afrique, & finalement en Europe, qu’elle saccagea jusqu’à l’extrémité du nord. Ici elle emporta la vingtieme, là elle détruisit la quinzieme partie des habitans ; ailleurs ce fut la huitieme partie, comme en France, ailleurs même, comme en Angleterre, le tiers ou le quart des habitans ; j’en parle ainsi d’après le témoignage des écrivains des deux nations.

La derniere peste qu’on ait vûe en Europe, est celle de Marseille en 1720 & 1721. Elle enleva dans cette seule ville environ cinquante mille personnes ; la mémoire en est encore récente.

Toutes nos connoissances sur cette horrible maladie se bornent à savoir qu’elle se répand par contagion ; qu’elle est la plus aiguë des maladies inflammatoires ; qu’elle est accompagnée de symptômes très-différens & très-variés ; qu’elle se termine par des tumeurs vers les parties glanduleuses qui dégénerent en abscès ; que cette crise est d’autant plus salutaire qu’elle est prompte ; que ce mal a ses tems de décroissement & de diminution, & qu’alors les secours de l’art sont d’une grande utilité ; que la contagion s’adoucit & se détruit par de grands froids ; qu’en conséquence elle est plus rare & fait moins de ravages dans les pays septentrionaux que dans les pays méridionaux ; qu’elle marche quelquefois seule, mais qu’elle a plus communément pour compagnes deux autres fléaux non moins redoutables, la guerre & la famine ; & dans ce cas si elle n’attaque pas les hommes, les bestiaux en sont la victime : voilà les faits dont l’histoire ne fournir que trop de tristes monumens.

Il semble que le meilleur moyen de se garantir de la peste, seroit de fuir de bonne heure les lieux où elle regne. Si cela n’est pas possible, il faut tâcher de se séquestrer dans un domicile convenable, bien aéré, y éviter, autant qu’on peut, toute communication au-dehors ; vivre sans frayeur, user d’acides, en particulier de citrons, se gargariser de vinaigre, s’en laver le corps, les hardes, &c. purifier l’air des appartemens par la vapeur du bois & des baies de genievre, user d’alimens opposés à la pourriture, & pour boisson de vins blancs acidules par préférence aux autres.

Ce ne sont pas les livres qui manquent sur la peste, le nombre en est si considérable, que la collection des auteurs qui en ont fait des traités exprès, formeroit une petite bibliotheque. La seule peste de Marseille a produit plus de deux cens volumes qui sont déjà tombés dans l’oubli ; en un mot, de tant d’ouvrages sur cette horrible maladie, à peine en peut-on compter une douzaine qui méritent d’être recherchés.

Celui de Mindererus, de pestilentia, Aug. Vindel. 1608, in-8°. n’est pas méprisable. Il faut lui joindre

Méad (Richard) a short discourse concerning pestilential contagion, Lond. 1720, in-8°. Hodge, de peste. Maratori (Ludov. Anton.) del governo medico e politico delle peste, in Brescia 1721, in-8°. & le traité suivant qui est fort rare. Vander Mye, de morbis & symptomatibus popularibus Bredanis, tempore obsidionis hujus urbis grassantibus, Antuerp. 1627, in-4°. mais j’oubliois que je ne me suis proposé dans cet article que de traiter de la peste en historien ; ainsi, voyez Peste, Médec. (Le chevalier de Jaucourt.)

Peste d’Orient, du VI. siecle, (Hist. de la Méd.) cette affreuse peste a été décrite par Evagre & par Procope. Voici le précis de leurs descriptions ; je commence par celle d’Evagre.

Selon cet historien ecclésiastique, la peste dont il s’agit arriva l’an de J. C. 543, & fit pendant cinquante-deux ans un horrible ravage presque dans toute l’étendue de la terre ; elle commença deux ans après que la ville d’Antioche eut été prise par les Perses, & parut en quelques choses semblable à la peste d’Athenes qui a été décrite par Thucydide, & en d’autres choses fort différente.

Elle tomba d’abord sur l’Ethiopie, & de-là se répandit successivement sur presque toutes les parties de l’univers. Quelques villes en furent si cruellement affligées, qu’elles perdirent tous leurs habitans. Il y avoit des personnes qu’elle attaquoit par la tête, par le visage, par les yeux qui paroissoient extrèmement enflammés ; puis descendant à la gorge, elle les emportoit impitoyablement : d’autres avoient des dévoiemens ; d’autres des abscès dans l’aine ; d’autres des fievres dont ils mouroient, le second ou le troisieme jour ; d’autres tomboient en délire avant que de périr ; d’autres en périssant, avoient tout le corps couvert de pustules & de charbon. Quelques-uns ayant été attaqués une ou deux fois de ce fléau, & y ayant résisté, y succomboient la troisieme fois.

Il y avoit différentes manieres & fort difficiles à comprendre, de contracter cette maladie. Plusieurs moururent pour être seulement entrés dans des maisons infectées ; d’autres pour avoir légerement touché des malades, & d’autres sans aucune communication, prenoient le mal dans les campagnes & les places publiques. Quelques-uns s’en préserverent en fuyant des villes pestiférées, & ne laisserent pas de communiquer la peste. Quelques autres demeurerent au milieu des malades, sans crainte & sans y trouver la mort, & même sans accident. Evagre rapporte qu’il étudioit la grammaire, lorsque cette peste commença, qu’il en fut attaqué ; mais qu’il perdit dans la suite sa femme, quelques uns de ses enfans, de ses parens, & de ses esclaves.

Procope nous a donné la description de cette maladie, avec autant d’art que d’exactitude, & aussi bien que s’il avoit été médecin de profession. Selon lui, ce fléau consuma presque tout le genre humain. Il n’affligea pas une seule partie de la terre, & ce ne fut pas dans une saison particuliere de l’année, mais dans toutes indistinctement. Elle n’épargna, ni condition, ni âge, ni sexe, quoiqu’il y ait une si grande diversité dans les tempéramens & dans les dispositions. La différente situation des lieux, la diete, les complexions, les mœurs, rien ne put sauver les malades.

Elle commença parmi les Egyptiens de Péluse, se répandit à Alexandrie, dans le reste de l’Egypte, & dans ces parties de la Palestine, qui confinent à l’Egypte ; ensuite avançant toujours avec une marche réglée ; elle parcourut le monde, comme si elle eût eu pour but de travailler successivement à tout ravager. La terre-ferme, les îles, les cavernes, les sommets des montagnes, tous les lieux où il y avoit des hommes en furent infectés. Des côtes de la mer, elle s’étendit sur les terres, & quand elle sautoit par-des-