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leur & la distance pour le trait apportent sur les objets exposés à notre vue.

La perspective de la couleur a peut-être été plus long-tems à s’établir ; les peintres auront été plus long-tems retenus par le défaut des moyens ; & quand la pratique & l’usage leur ont fourni ces mêmes moyens, il est vraissemblable qu’ils ont vu quelque tems cette diminution de la couleur, & même les dégradations du trait les plus compliquées & les moins naturelles, sans oser les exprimer, dans la crainte de n’être point entendus. En effet quelle devoit être à cet égard la reserve des anciens peintres, puisque même encore aujourd’hui l’on est obligé d’éviter des figures telles que la perspective peut les donner, parce qu’elles ne sont point heureuses ? N’entend-on pas tous les jours les gens du monde dire, en considérant le fond d’un tableau : « mais ce n’est point-là tel bâtiment, je n’en ai point vu de cette couleur, jamais il n’y a eu de si petites maisons, &c. » ? Car ces mêmes gens, qui d’ailleurs ont de l’esprit, mais qui n’ont jamais réfléchi sur la nature & moins encore sur l’imitation, ne reconnoîtront pas leur ami dessiné de profil, ou des trois quarts, parce qu’ils n’en ont jamais été frappés qu’en face. Mais laissons ces gens du monde qui font le malheur des arts & de toutes les connoissances qu’ils n’ont pas ; & revenons à la perspective, après être convenus que les premiers peintres ont été long-tems sans oser exprimer celle de la douleur & peut-être celle du trait.

Il faut remarquer que la perspective s’étend sur tous les objets les plus voisins de l’œil, & que le monde en général ne connoît que celles qui représentant des bâtimens & des architectures sur des plans dégradés, en portent le nom par excellence. Pour se convaincre de la facilité avec laquelle tous les hommes ont pu remarquer la perspective, & par conséquent l’exprimer ; il suffit de regarder par l’angle un bâtiment un peu élevé, & de quelque étendue dans sa longueur, on sera frappé de l’abaissement proportionnel de son trait dans toutes ses parties, ainsi que la dégradation de sa couleur ; & dès lors on concevra que tout peintre, sans être obligé de passer par les regles, a dû nécessairement exprimer ce qu’il voyoit aussi clairement & aussi constamment.

L’imitation seule, un raisonnement des plus simples, enfin l’art lui-même nous prouvent donc incontestablement que tous les peuples qui ont connu le dessein, ont dû avoir une idée plus ou moins juste, & plus ou moins étendue, mais toujours constante de la perspective. Cependant on a voulu en refuser la connoissance aux Grecs, les peuples de la terre qui ont poussé le plus loin le sentiment, la finesse & l’exécution des arts. S’ils n’eussent point connu la perspective, auroient-ils conduit l’imitation jusqu’à tromper les hommes-mêmes ? Auroient-ils élevé ces superbes scènes, & décoré ces immenses théatres d’Athènes avec tant de grandeur & tant de dépense ? Un peuple si fin & si délié en toutes choses auroit-il soutenu la vue d’un amas confus d’arbres, de bâtimens, enfin celle d’un spectacle de désordre, tel qu’il auroit été nécessairement sans ce premier principe, dont la nature fournit à chaque instant des exemples si faciles à comparer ?

M. Perault admirateur outré de son siecle, est un de ceux qui a porté le plus loin la prévention contre les anciens, n’ayant cherché dans ses écrits qu’à les abaisser presqu’en toutes choses ; mais il n’a pas eu plus de succès que tous ceux qui ont couru la même carriere, en soutenant d’aussi mauvaises thèses que les siennes. Cet homme peu philosophe, dans quelque sens qu’on veuille prendre ce mot, a avancé deux propositions également fausses ; l’une que les peintres ou les sculpteurs n’avoient aucune idée de la perspective, qu’ils en ignoroient les regles, qu’ils n’étoient

point conduits par la vue de ces principes qui dirigent aujourd’hui nos peintres ; l’autre qu’ils n’avoient point par conséquent le secret de dégrader les figures, ni par la forme, ni par les couleurs, & qu’ils n’avoient jamais sait de tableau où cette dégradation fût sensible.

Nous ne prétendons pas assurer que les anciens ayent eu une théorie aussi étendue de la perspective que celle que nous avons aujourd’hui. Peut-être que cette intelligence parfaite des mysteres de la perspective devoit être le fruit des réflexions, du goût & du travail de tant de génies extraordinaires qui ont paru depuis 1500 ans. Comme les sciences & les arts se prêtent un secours mutuel, les découvertes qu’on a faites en plusieurs de ces arts qui ont rapport à la peinture, ont bien pu servir à mieux développer nos connoissances, & à produire des ouvrages plus réguliers & plus parfaits. Chaque siecle ajoute aux lumieres des siecles précédens. Si donc M. Perrault s’étoit contenté d’accorder à notre siecle quelque supériorité en ce genre, il n’auroit rien dit qui ne fût raisonnable ; mais en ravalant le mérite des peintres anciens jusqu’à leur refuser toute connoissance de la perspective, c’est se montrer par trop ridicule. Comment se peut-il que la peinture ait eu tant d’éclat, sous le regne d’Alexandre le grand, & que les plus habiles n’ayent eu aucune idée de la perspective, sans le secours de laquelle on convient que le peintre ne peut pas tirer une ligne, ni donner un seul coup de pinceau ?

Ludius, dit Pline, peignit le premier sur les murailles des ouvrages d’architecture & des paysages. Or quelle idée pourroit-on se faire de ces sortes de tableaux, si l’on refusoit aux anciens la connoissance de la perspective ? Apaturius fit une décoration de théâtre dans une ville de Lydie, célebre par son temple de la Victoire, & cette décoration étoit faite dans toutes les regles établies par Agatharque de Samos qui l’avoit inventée. Léonard de Vincy, en expliquant ces mêmes regles, n’en a pas mieux fait sentir les estes, que Platon dans un dialogue du sophiste, & Socrate dans son dixieme livre de la République.

En effet, Apaturius peignit à Tralles dans un petit théâtre une scène où il représenta, au lieu de colonnes, des statues, des centaures qui soutenoient les architraves, des toits en rond, des dômes ; sur tout cela il peignit encore un second ordre, où il y avoit d’autres dômes, des faîtes que l’on ne voyoit qu’à demi, & toutes les autres choses qui sont aux toits des édifices. « Tout l’aspect de cette scène paroissoit fort beau, dit Vitruve, liv. VII. ch. v. à cause que le peintre y avoit si bien ménagé les différentes teintes, qu’il sembloit que cette architecture eût toutes ses saillies ». Le texte signifie à la lettre que l’aspect de cette scene flattoit agréablement la vue à cause de son âpreté, propter asperitatem, ou plutôt à cause de son inégalité ; ce qui venoit de ce que la lumiere étant bien choisie & bien répandue sur certaines masses, elles avoient un grand relief, & sembloient s’avancer ; la toile quelqu’unie qu’elle fût, paroissoit raboteuse. Mais il étoit impossible que certaines parties de cette peinture eussent une apparence de saillies, qu’il n’y en eût d’autres plongées dans l’enfoncement & dans un lointain, ce qui est tout le secret de la perspective.

Quoique cette conséquence soit évidente, quoiqu’elle soit, pour ainsi dire, renfermée toute entiere dans ces termes mêmes du passage, je vais la faire envisager dans un autre encore plus précis. C’est toujours Vitruve qui parle dans sa préface, & la traduction de Claude Perrault. « Démocrite & Anaxagore ont écrit sur ce sujet, principalement par quel artifice on peut, ayant mis un point en un cer-