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que notre île d’Arquin, nommée Ghir par les Maures : elle est à cinquante milles du cap Blanc, dans une grande baie formée par ce cap, & par un banc de sable de plus de cinquante milles d’étendue du nord au sud, & un peu moins d’une lieue de large de l’est à l’ouest. Sa distance du continent de l’Afrique, n’est guere que d’une lieue.

Hannon s’étant remis en mer, s’avança jusqu’au bord d’un grand fleuve qu’il nomme Chrès, à l’extrémité duquel il vit de hautes montagnes habitées par des sauvages vétus de peaux de bêtes féroces. Ces sauvages s’opposerent à la descente des Carthaginois, & les repousserent à coups de pierres : selon toute apparence, ce fleuve Chrès, est la riviere de S. Jean, qui coule au sud d’Arquin, à l’extrémité méridionale du grand banc. Elle reçoit les eaux de plusieurs lacs considérables, & forme quelques îles dans son canal, outre celles qu’on voit au nord de son embouchure. Ses environs en sont habités par les Nomades de la même espece que ceux du Lixus ; & ce sont-là probablement les sauvages que vit Hannon.

Ayant continué sa navigation le long de la côte vers le midi, elle le conduisit à un autre fleuve très large & très-profond, rempli de crocodiles & d’hyppopotames. La grandeur de ce fleuve, & les animaux féroces qu’il nourrit, désignent certainement le Sénégal. Il borna sa navigation particuliere à ce grand fleuve, & rebroussant chemin, il alla chercher le reste de sa flotte dans la rade de Cerné.

Après douze jours de navigation le long d’une côte unie, les Carthaginois découvrirent un pays élevé, & des montagnes ombragées de forêts ; ces montagnes boisées d’Hannon, doivent être celles de Serra-Liona, qui commencent au-delà de Rio-Grande, & continuent jusqu’au cap Sainte-Anne.

Hannon mit vingt-six jours, nettement exprimés dans son périple, à venir de l’île de Cerne, jusqu’au golfe, qu’il nomme la corne du midi ; c’est le golfe de la côte de Guinée, qui s’étend jusqu’aux côtes de Benin, & qui commençant vers l’ouest du cap des trois pointes, finit à l’est par le cap Formoso.

Hannon découvrit dans ce golfe une île particuliere, remplie de sauvages, parmi lesquels il crut voir beaucoup plus de femmes que d’hommes. Elles avoient le corps tout velu, & les interpretes d’Hannon les nommoient Gorilles. Les Carthaginois poursuivirent ces sauvages, qui leur échapperent par la légereté de leur course. Ils saisirent trois des femmes ; mais on ne put les garder en vie, tant elles étoient féroces ; il fallut les tuer, & leurs peaux furent portées à Carthage, où jusqu’au tems de la ruine de cette ville, on les conserva dans le temple de Junon. L’île des Gorilles, est quelqu’une de celles qu’on trouve en assez grand nombre dans ce lac. Les pays voisins sont remplis d’animaux pareils à ceux qu’Hannon prit pour des hommes sauvages. C’étoient, suivant la conjecture de Ramusio, commentateur d’Hannon, des singes de la grande espece, dont les forêts de l’Afrique intérieure sont peuplées.

Le cap des Trois-pointes fut le terme des découvertes d’Hannon ; la disette des vivres l’obligea de ramener sa flotte à Carthage, il y rentra plein de gloire, après avoir pénétré jusqu’au cinquieme degré de latitude, prit possession d’une côte de près de six cens lieues, par l’établissement de plusieurs colonies, depuis le détroit jusqu’à Cerné, & fondé dans cette île, un entrepôt sûr & commode pour le commerce de ses compatriotes, qui s’accrut considérablement depuis cette expédition.

On n’a pas de preuves que les Carthaginois aient dans la suite conservé toutes les connoissances qu’ils devoient au voyage d’Hannon. Il est même à présumer que leurs marchands n’allerent pas d’abord au-delà

du Sénégal, & que peu-à-peu ils resterent beaucoup

en-deçà de ce fleuve.

Au tems de Scylax, l’île de Cerné étoit devenue le terme de la navigation pour les gros bâtimens. La colonie d’Hannon s’y maintint ; & Cerné fut toujours l’entrepôt du commerce des Carthaginois au Sud de l’Afrique. Leurs gros navires restoient à la rade de l’île ; la côte ultérieure n’étant pas aisément navigable, à cause des écueils & des bas fonds couverts d’herbes qu’on y rencontre fréquemment. Ils s’embarquerent à Cerné sur des bâtimens légers, à bord desquels ils alloient faire la traite le long des côtes, & même dans les rivieres, qu’ils remontoient assez avant.

Scylax fait mention d’une ville d’Ethiopiens ou de negres, où ils alloient commercer, & nous donne un détail des marchandises qui faisoient de part & d’autre la matiere de ce commerce. Les Carthaginois y portoient des vases de terre, des tuiles, des parfums d’Egypte, & quelques bijoux de peu de conséquence pour les femmes. En échange, ils en recevoient des peaux de cerfs, de lions, & de pantheres, des cuirs, & des dents d’éléphans. Ces cuirs étoient d’un grand usage pour les cuirasses & les bouchers.

Scylax garde le silence sur la poudre d’or qu’ils tiroient aussi de ces contrées ; c’est un secret de leur commerce, qu’il ignoroit sans doute, n’ayant consulté que les routiers des pilotes, ou l’on n’avoit garde de faire mention de cet article important. Mais Hérodote, instruit par l’indiscrétion de quelque Carthaginois, nous l’a révélé dans son histoire, liv. IV. ch. cxcvj.

On voit encore dans l’île d’Arquin, un monument du long séjour des Carthaginois ; ce sont deux citernes couvertes, creusées dans le roc avec un travail immense, pour rassembler les eaux de diverses sources, & les défendre contre la chaleur immodérée du climat. Ces citernes marquées dans quelques plans du fort appartenant dans cette île à la compagnie des Indes françoises, contiennent assez d’eau pour en fournir plusieurs gros bâtimens. Ce n’est point un ouvrage des Maures ; ces peuples maîtres de l’intérieur du pays & des côtes, n’avoient nul besoin de l’entreprendre ; d’ailleurs, ils ne sont pas navigateurs, ainsi nous sommes obligés de l’attribuer aux Carthaginois, anciens possesseurs de l’île, depuis la découverte d’Hannon.

Ce grand homme de retour à Carthage, déposa dans le temple une espece de journal ou de sommaire de la navigation ; c’est le périple qui porte son nom, & dont l’original, perdu depuis long-tems, a eu le sort de tous les écrits composés par ses compatriotes. Le peu de familiarité des anciens avec la langue & les caracteres puniques, l’indifférence des Grecs, & la haine des Romains, ont fait périr les ouvrages des Carthaginois, sans qu’un seul ait pû se soustraire à la proscription générale ; perte réelle pour la postérité, que les monumens de littérature & d’histoire Carthaginoise auroient instruite de l’état de l’Afrique intérieure, de celui de l’ancienne Espagne, & d’une infinité de faits inconnus aux Grecs, concentrés en eux-mêmes ; & qui trop superficiels pour rien approfondir, étoient trop énorgueillis de la supériorité qu’ils avoient dans les arts, & de celle qu’ils prétendoient dans les sciences, pour ne pas nier tout ce qu’ils ignoroient.

Le périple d’Hannon avoit été traduit en grec, vraissemblablement par quelque Sicilien, devenu sujet de Carthage, depuis qu’elle eût soumis une partie de la Sicile à la domination. Le traducteur a défiguré quelques termes de l’original, & peut-être même ne nous en a-t-il conservé qu’un extrait. Du-moins, c’est ce qu’on présume au premier coup d’œil, en