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ment l’état & les circonstances des personnes qui y succombent, donnent lieu d’espérer la miséricorde d’un Dieu qui ne veut point la mort du pécheur.

S. Ambroise décide, que les vierges qui ne peuvent autrement mettre leur honneur à couvert de la violence, font bien de se donner la mort ; il cite pour exemple, sainte Pélagie, & lui fait dire que la foi ôte le crime. S. Chrysostome donne les plus grands éloges à quelques vierges qui avoient été dans ce cas ; il regarde ce genre de mort, comme un baptême extraordinaire, qu’il compare aux souffrances de N. S. J. C. Enfin, les uns & les autres semblent avoir envisagé cette action, comme l’effet d’une inspiration particuliere de l’esprit de Dieu ; mais l’esprit de Dieu n’inspire rien de semblable. La grande raison pourquoi l’Etre suprème défend l’homicide de soi-même, c’est qu’en qualité d’arbitre souverain de la vie, que nous tenons de sa libéralité, il n’a voulu nous donner sur elle d’autres droits, que celui de travailler à sa conservation. Ainsi nous devons seulement regarder comme dignes de la pitié de Dieu, des femmes qui ont employé le triste expédient de se tuer pour exercer leur vertu.

Je vais plus loin ; je pense que les peres ont eu de fausses idées sur le martyre en général, en y invitant, en y exhortant avec beaucoup de force, & en louant ceux qui s’y étoient offert témérairement ; mais ce desir du martyre est également contraire, & à la nature, & au génie de l’Evangile qui ne détruit point la nature. J. C. n’a point abrogé cette loi naturelle, une des plus évidentes & des plus indispensables, qui veut que chacun travaille en tant qu’en lui est, à sa propre conservation. L’avantage de la société humaine, & celui de la société chrétienne demandent également que les gens de bien & les vrais chrétiens ne soient enlevés du monde, que le plus tard qu’il est possible, & par conséquent qu’ils ne s’exposent pas eux-mêmes à périr sans nécessité. Ces raisons sont si claires & si fortes, qu’elles rendent très-suspect, ou d’ignorance, ou de vanité, ou de témérité, un zele qui les foule aux piés pour se faire une gloire du martyre en lui-même, & le rechercher sur ce pié-là. Le cœur des hommes, quelque bonne que soit leur intention, est sujet à bien des erreurs & des foiblesses ; elles se glissent dans les meilleures actions, dans les plus héroïques & les plus éclatantes.

Une humeur mélancholique peut aussi produire ou seconder de pareilles illusions. Rien après tout ne seroit plus propre à détruire le Christianisme, que si ces idées du martyre désirable par lui-même, devenoient communes dans les sociétés des Chrétiens ; il en pourroit résulter quelque chose de semblable, à ce que l’on raconte de l’effet que produisirent sur l’esprit des auditeurs, les discours véhémens d’un ancien philosophe, Hegésius, sur les miseres de cette vie. Enfin, Dieu peut en considération d’une bonne intention, pardonner ce que le zele a de mal reglé ; mais la témérité demeure toujours témérité, & si l’on peut l’excuser, elle ne doit faire ni l’objet de notre imitation, ni la matiere de nos louanges.

Il est certain que les peres mettent sans cesse une trop grande différence entre l’homme & le chrétien, & à force d’outrer cette distinction, ils prescrivent des regles impraticables. La plupart des devoirs dont l’Evangile exige l’observation, sont au fond les mêmes, que ceux qui peuvent être connus de chacun par les seules lumieres de la raison. La religion chrétienne ne fait que suppléer au peu d’attention des hommes, & fournir des motifs beaucoup plus puissans à la pratique de ces devoirs, que la raison abandonnée a elle n’est capable d’en découvrir. Les lumieres surnaturelles, toutes divines qu’elles sont, ne nous montrent rien par rapport à la conduite ordinaire de la vie, que les lumieres naturelles n’adoptent pas les

réflexions exactes de la pure philosophie. Les maximes de l’Evangile ajoutées à celles des philosophes, sont moins de nouvelles maximes, que celles qui étoient gravées au fond de l’ame raisonnable.

En vain la plûpart des peres ont regardé le prêt à usure comme contraire à la loi naturelle, ainsi qu’aux lois divines & humaines. Il est certain que quand ce prêt n’est accompagné ni d’extorsions, ni de violations des lois de la charité, ni d’aucun autre abus, il est aussi innocent que tout autre contrat.

Je ne dois pas supprimer un défaut commun à tous les peres, & qu’on a raison de condamner, c’est leur goût passionné pour les allégories, dont l’abus est d’une dangereuse conséquence en matiere de morale. Lisez sur ce sujet un livre de Dan. Witby, intitulé dissertatio de scripturarum interpretatione secundum patrum commentarios. Lond. 1714 in-4°. Si J. C. & ses apôtres ont proposé des images & des allégories, ce n’a été que rarement, avec beaucoup de sobriété, & d’une maniere à faire sentir qu’ils ne les donnoient que comme des choses propres à illustrer, & à rendre en quelque façon sensibles au vulgaire grossier, les vérités qu’ils avoient fondées sur des principes également simples, solides, & suffisans par eux-mêmes.

Il ne suffit pas de voir quelque conformité entre ce que l’on prend pour figure, & ce que l’on croit être figure : il faut encore être assuré que cette ressemblance a été dans l’esprit & dans l’intention de Dieu, sans quoi l’on court grand risque de donner ses propres fantaisies pour les vues de la sagesse divine. Rien n’est plus différent que le tour d’esprit des hommes ; & il y a une infinité de faces, par lesquelles on peut envisager le même objet, soit en lui-même, ou en le comparant avec d’autres. Ainsi l’un trouvera une conformité, l’autre une autre, aussi spécieuse quoique différente, & même contraire. Celle qui nous paroissoit la mieux fondée sera effacée par une nouvelle, qui nous a frappés depuis ; de sorte qu’ainsi l’Ecriture-sainte sera en bute à tous les jeux de l’imagination humaine. Mais l’expérience a assez fait voir dans quels égaremens on se jette ici, faute de regle & de boussole. Les peres de l’Eglise suffiroient de reste, quand ils n’auroient jamais eu d’imitateurs, pour montrer le péril de cette maniere d’expliquer le livre le plus respectable.

Après tout, il est certain que les Apôtres ne nous ont pas donné la clé des figures ou des allégories qu’il pouvoit y avoir dans l’Ecriture-sainte, outre celles qu’ils ont eux-mêmes développées ; & cela suffit pour réprimer une curiosité que nous n’avons pas le moyen de satisfaire. Enfin les allégories sont inutiles pour expliquer la morale évangélique, qui est toute fondée sur les lumieres les plus simples de la raison.

Il semble encore que les peres se sont plus attachés aux dogmes de pure spéculation qu’à l’étude sérieuse de la morale ; & qu’en même tems ils ont trop négligé l’ordre & la méthode. Il seroit à souhaiter qu’en abandonnant les argumens oratoires, ils se fussent piqués de démontrer par des raisons solides les vertus qu’ils recommandoient. Mais la plupart ont ignoré l’art critique qui est d’un très-grand secours pour interprêter l’Ecriture-sainte, & en découvrir le sens littéral. Parmi les peres grecs il y en avoit peu qui entendissent la langue hébraïque, & parmi les peres latins, quelques-uns même n’étoient pas assez versés dans la langue grecque.

Enfin leur éloquence est communément fort enflée, souvent déplacée, & pleine de figures & d’hyperboles. La raison en est, que le gout pour l’éloquence étoit déja dépravé dans le tems que les peres ont vécu. Les études d’Athènes même étoient déchues, dit M. de Fénelon, dans le