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cœur ; & aussi le bien public, & les droits de celui qui a en main la puissance du glaive, ne le demandent pas.

3°. C’est par une conséquence du même principe, qu’un criminel peut innocemment chercher son salut dans la fuite, & qu’il n’est pas précisément tenu de rester dans la prison, s’il s’apperçoit que les portes en sont ouvertes, ou qu’il peut les forcer aisément ; mais il ne lui seroit pas permis de chercher à se procurer la liberté par quelque nouveau crime, comme en égorgeant ses gardes, ou en tuant ceux qui sont envoyés pour se saisir de lui.

4°. Mais enfin, si l’on suppose que le criminel est connu, qu’il a été pris, qu’il n’a pu s’évader de la prison, & qu’après un mûr examen il se trouve convaincu du crime, & condamné en conséquence à en subir la peine ; alors il est obligé de subir cette peine, de reconnoître que c’est avec justice qu’il y est condanné, qu’on ne lui fait en cela aucun tort, & qu’il ne sauroit raisonnablement se plaindre que de lui-même ; beaucoup moins encore pourroit-il avoir recours aux voies de fait pour se soustraire à son supplice, & s’opposer au magistrat dans l’exercice de son droit. Voilà en quoi consiste proprement l’obligation d’un criminel à l’égard de la peine ; voyons à-présent plus particulierement quel but le souverain doit se proposer en infligeant les peines.

En général, il est certain que le souverain ne doit jamais punir qu’en vûe de quelque utilité. Faire souffrir quelque mal à quelqu’un, seulement parce qu’il en a fait lui-même, & ne faire attention qu’au passé, c’est une pure cruauté condamnée par la raison ; car enfin, il est impossible d’empêcher que le mal qui a été fait, n’ait été fait. En un mot, la souveraineté est fondée en dernier ressort, sur une puissance bienfaisante ; d’où il résulte que lors même que le souverain fait usage du droit du glaive, il doit toujours se proposer quelque avantage, quelque bien à venir, conformement à ce qu’exigent de lui les fondemens de son autorité.

Le principal & dernier but des peines, est la sureté & la tranquillité de la société ; mais comme il peut y avoir différens moyens de parvenir à ce but, suivant les circonstances différentes, le souverain se propose aussi en infligeant les peines, differentes vûes particulieres & subalternes, qui sont toutes subordonnées au but principal dont nous venons de parler, & qui s’y portent toutes en dernier ressort. Tout cela s’accorde avec la remarque de Grotius, « Dans les punitions, dit-il, on a en vûe ou le bien du coupable même, ou l’avantage de celui qui avoit intérêt que le crime ne fût pas commis, ou l’utilité de tous généralement ».

Ainsi le souverain se propose quelquefois de corriger le coupable, & de lui faire perdre l’envie de retomber dans le crime, en guérissant le mal par son contraire, & en ôtant au crime la douceur qui sert d’attrait au vice, par l’amertume de la douleur. Cette punition, si le coupable en profite, tourne par cela même à l’utilité publique : que s’il persévere dans le crime, le souverain a recours a des remedes plus violens, & même à la mort.

Quelquefois le souverain se propose d’ôter aux coupables les moyens de commettre de nouveaux crimes, comme en leur enlevant les armes dont ils pourroient se servir, en les enfermant dans une prison, en les chassant du pays, ou même en les mettant à mort. Il pourvoit en même tems à la sureté publique, non seulement de la part des criminels eux-mêmes, mais encore à l’égard de ceux qui seroient portés à les imirer, en les intimidant par ces exemples : aussi rien n’est plus convenable au but des peines que de les infliger publiquement, & avec l’appareil le plus propre à faire impression sur l’esprit du commun peuple.

Toutes ces fins particulieres des peines, doivent donc toujours être subordonnées & rapportées à la fin principale & derniere, qui est la sureté publique, & le souverain doit mettre en usage les unes ou les autres, comme des moyens de parvenir au but principal ; en sorte qu’il ne doit avoir recours aux peines rigoureuses, que lorsque celles qui sont moindres sont insuffisantes pour procurer la tranquillité publique.

On demande si toutes les actions contraires aux lois peuvent être légitimement punies. Réponse. Le but même des peines, & la constitution de la nature humaine, font voir qu’il peut y avoir des actes vicieux en eux-mêmes, qu’il n’est pourtant pas convenable de punir dans les tribunaux humains.

Et 1°. les actes purement intérieurs, les simples pensées qui ne se manifestent par aucun acte extérieur préjudiciable à la société ; par exemple, l’idée agréable qu’on se fait d’une mauvaise action, les desirs de la commettre, le dessein que l’on en forme sans en venir à l’exécution, &c. tout cela n’est point sujet aux peines humaines, quand même il arriveroit ensuite par hasard que les hommes en auroient connoissance.

Il faut pourtant faire là-dessus deux ou trois remarques : la premiere est que si ces sortes d’actes vicieux ne sont pas sujets aux peines humaines, c’est parce que la foiblesse humaine ne permet pas pour le bien même de la société, que l’on traite l’homme à toute rigueur : il faut avoir un juste support pour l’humanité dans les choses qui quoique mauvaises en elles-mêmes n’intéressent pas considérablement l’ordre & la tranquillité publique. La seconde remarque, c’est que quoique les actes purement intérieurs ne soient pas assujettis aux peines civiles, il n’en faut pas conclure pour cela que ces actes ne soient pas soumis à la direction des lois civiles. Enfin il est incontestable que les lois naturelles & la religion condamnent formellement ces sortes d’actions.

2°. Il seroit très-rigoureux de punir les fautes légeres que la fragilité de la nature humaine ne permet pas d’éviter, quelque attention que l’on ait à son devoir, c’est encore là une suite de cette tolérance que l’on doit à l’humanité.

3°. Il faut nécessairement laisser impunis les vices communs, qui sont une suite de la corruption générale, comme l’ambition, l’avarice, l’ingratitude, l’hypocrisie, l’envie, l’orgueil, la colere, &c. Car un souverain qui voudroit punir rigoureusement tous ces vices & autres semblables, seroit réduit à régner dans un desert ; il faut se contenter de punir ces vices quand ils portent les hommes à des exces éclatans.

Il n’est pas nécessaire de punir toujours les crimes d’ailleurs punissables ; il y a des cas où le souverain peut faire grace, & c’est dequoi il faut juger par le but même des peines.

Le bien public est le grand but des peines : si donc il y a des circonstances où en faisant grace on procure autant ou plus d’utilité qu’en punissant, alors rien n’oblige précisément à punir, & le souverain doit user de clémence. Ainsi, si le crime est caché, qu’il ne soit connu que de très-peu de gens, il n’est pas toujours nécessaire, quelquefois même il seroit dangereux de le publier en le punissant ; car plusieurs s’abstiennent de faire du mal plûtôt par l’ignorance du vice que par la connoissance & l’amour de la vertu. Cicéron remarque sur ce que Solon n’avoit point fait de lois sur le parricide, que l’on a regardé ce silence du législateur comme un grand trait de prudence, en ce qu’il ne défendit point une chose dont on n’avoit point encore vu d’exemple, de peur que s’il en parloit, il ne semblât avoir dessein d’en faire prendre envie, plûtôt que d’en détourner ceux à qui il donnoit des lois.