Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 11.djvu/965

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nommée l’énæon, entourée de bosquets de peupliers, & tantôt à œgyron : c’étoit le lieu où les paysans d’Icaria représentoient leurs farces à la lumiere ; & le peuple y avoit fait des échaffauds pour y jouir de ce spectacle.

Elles lisoient, pour se former le style, les brochures nouvelles, & toutes avoient dans leurs petites bibliotheques le recueil des pieces de théâtre de Cratinus, d’Eupolis, de Ménandre, d’Aristophane, d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, & sur-tout les poésies de Damophyle, de Sapho, & d’Anacréon. Les copistes imaginerent de transcrire pour Athènes tous ces ouvrages en petit format égal, & le débit en fut incroyable.

On recevoit au cynotarge tous les enfans illégitimes, & les meres qui voudroient y venir faire leurs couches ; mais cet établissement utile n’eut pas de succès, parce que peu de tems après sa fondation, l’athénien, naturellement babillard, ne put retenir sa langue ; & la révélation d’un pareil mystere éloigna toutes les filles d’un certain rang, qui se trouvoient malheureusement enceintes, de profiter d’un asyle où le secret étoit hautement violé. Elles prirent des robes lâches pour cacher leurs grossesse, ou des breuvages pour faire périr leur fruit, au hasard d’en être elles-mêmes la triste victime ; ce qui n’arriva que trop souvent.

Les Athéniens n’étoient pas seulement babillards, mais pleins de vanité. Ils entretenoient par ce seul mobile un très-grand nombre de domestiques. Les vingt mille citoyens d’Athènes avoient cent vingt mille valets ; quand ils sortoient, ils se faisoient suivre par des esclaves qui portoient des siéges plians, pour que leurs maîtres ne fussent pas obligés de rester trop long-tems debout, & de se fatiguer à marcher dans les rues. Ils s’habilloient comme les femmes, d’habits brodés, composoient leur teint comme elles, se frisoient, se parfumoient, mettoient des mouches, se plaignoient de migraine, avoient un miroir de poche, une toilette, un nécessaire.

L’exemple gagnant tous les ordres de l’état, le fils d’un Proëdre, d’un Lexiarque, d’un Telone, se modeloit sur le fils du Polémarque, du Thailassiarque & du Chiliarque. Ils affectoient des manieres enfantines, un langage traînant ; & quand ils arrivoient dans les compagnies, ils se jettoient sur des siéges renversés, qu’ils ne quittoient qu’avec peine pour aller languir & s’ennuyer ailleurs. Ils nommoient ces sortes de visites des usages, des devoirs ; & après les avoir remplis, ils terminoient la journée par se rendre à quelque farce nouvelle, ou chez quelque courtisanne qui leur donnoit à souper.

Ils avoient perdu la mémoire d’Amphiction, de Thésée, des Archontes qui les avoient gouvernés avec sagesse, & ne songeoient qu’aux bouffons, aux danseuses, aux baladines qui pouvoient les divertir. Ils encensoient l’idole du jour, & la fouloient aux piés le lendemain. Sans retenue, sans principes, sans amour du bien public, ils étoient nés pour murmurer, pour obéir, pour porter le joug, pour devenir les esclaves du premier maître ; &, ce qu’il y a de très-plaisant, des esclaves orgueilleux. Ce fut Philippe qui daigna les asservir après la bataille de Chéronée. On ne le craignoit pas à Athènes comme l’ennemi de la liberté, mais des plaisirs. Frequentiùs scenam quam castra visentes, dit Justin. Ils avoient fait une loi pour punir de mort celui qui proposeroit de convertir aux besoins de l’état l’argent destiné pour les théâtres. Philippe renvoya tous les prisonniers, mais il ne renvoya pas des hommes qui lui fussent redoutables.

L’amour excessif de la volupté, du repos & de l’oisiveté, étouffoit chez les Athéniens celui de la gloire, de l’indépendance & de la vertu : de-là ve-

noit non-seulement leur avilissement en général,

mais en particulier la négligence de leurs affaires, le dépérissement de leurs terres, de leurs palais, & de leurs meubles. Les valets vivoient comme les maîtres, & n’avoient soin de rien. Les édifices, les statues & les beaux ouvrages de Périclès, tomboient en ruine. Ils bâtissoient, laissoient périr, & ne réparoient jamais. Ils étoient par leur malpropreté mangés de vers & d’insectes ; le seul appartement de compagnie brilloit de colifichets étalés à la vûe par ostentation, mais tous les autres infectoient : leurs esprits abâtardis par le luxe, ne s’occupoient qu’à avoir autant de connoissances qu’il en falloit pour en faire parade, & disserter légérement sur les modes, les objets de goût, les attributs de la Vénus de Praxitele, ou de la Minerve de Phidias.

Chez eux la plus grande sagesse consistoit à ne point attaquer les lois d’Athènes, à se rendre aux sacrifices, aux fêtes des dieux, à l’assemblée du peuple, au prytanée à l’heure fixe, & avec des habits d’usage. D’ailleurs aisés dans leurs manieres, & libres dans leurs propos, ils donnoient un plus grand prix à ce qu’on disoit qu’à ce qu’on faisoit. Leur foible pour être flatté étoit extrème ; c’est pourquoi les orateurs, avant que d’entamer leur discours, demandoient toujours : Quel avis, Messieurs, peut vous faire plaisir ? Et les prêtres, quels sacrifices vous seroient les plus agréables ?

Ils vouloient être amusés jusque dans les affaires les plus serieuses. Un de leurs citoyens rendant les comptes de sa gestion, ajoûta : « J’oubliois, Messieurs, de vous dire qu’en me conduisant ainsi, lorsque des amis m’invitoient à un repas, jamais je ne me suis trouvé le dernier à table ». Cette naïveté singuliere fut très-bien reçue, & tous ses comptes lui furent alloués. Cléon, un de leurs magistrats, ayant passé toute la nuit à l’odéum, & n’étant point prêt sur un sujet important qu’il devoit traiter, les pria de remettre l’assemblée à un autre jour, « parce qu’il avoit, dit-il, chez lui grande compagnie qui s’aviseroit de manger son excellent dîner sans l’attendre ». Chacun se mit à rire, & s’en alla gayement, en lui disant qu’il étoit homme de trop bonne compagnie pour en priver ses amis.

L’orateur Stratocle leur ayant annoncé une victoire sur mer, on fit pendant trois jours des feux de joie, & on les continuoit encore quand la nouvelle de la défaite de l’armée navale d’Athènes arriva. Quelques-uns lui en firent de grands reproches sur la place. « Il est vrai, dit-il, que je me suis trompé, mais vous avez passé trois jours plus agréablement que vous n’auriez fait sans moi ». Cette répartie calma le chagrin du peuple ; il la trouva plaisante, & quelqu’un fit là-dessus la scolie ou chanson de Stratocle, qu’on mit au rang des chansons joyeuses, & qu’on chanta bien-tôt après dans les carrefours.

Ils ridiculisoient également le bien & le mal ; mais comme le mal étoit ordinaire chez eux, ils y portoient moins d’attention. De plus, ils aimoient à rire, & le mal ne donne point à rire. Aucun autre peuple n’étoit né comme lui pour la plaisanterie & les bons mots. Il y avoit dans Athènes une académie de plaisans, ainsi que des académies de philosophes ; ces sages, comme les appelle Athénée, étoient au nombre de soixante, & s’assembloient dans le temple d’Hercule ; leur institut étoit de raffiner sur les plaisanteries, & leur décision étoit d’un si grand poids, qu’on disoit, les soixante pensent ainsi ; & d’un railleur spirituel, il est de l’académie des soixante. Leur réputation s’étendit si loin en ce genre, qu’ils comptoient parmi les membres de leur corps des têtes couronnées. Philippe de Macédoine leur envoya un talent pour y être aggrégé, & recevoir d’eux les premieres nouvelles des ridicules qu’ils inventeroient