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çut l’onction sacrée du pape, après l’avoir reçue de S. Boniface, qu’on appelloit l’apôtre d’Allemagne ; mais Etienne III. défendit sous peine d’excommunication aux François de se donner des rois d’une autre race. Tandis que cet évêque, chassé de sa patrie & suppliant dans une terre étrangere, avoit le courage de donner des lois, sa politique prenoit une autorité qui assûroit celle de Pepin ; & ce prince, pour mieux jouir de ce qui ne lui étoit pas du, laissoit au pape des droits qui ne lui appartenoient pas. Hugues Capet en France, & Conrad en Allemagne firent voir depuis qu’une telle excommunication n’est pas une loi fondamentale.

Cependant l’opinion qui gouverne le monde imprima d’abord dans les esprits un si grand respect pour la cérémonie faite par le pape à S. Denis, qu’Eginhar, secrétaire de Charlemagne, dit en termes exprès, que le roi Hilderic fut déposé par ordre dupape Etienne. On croiroit que c’est une contradiction que ce pape fut venu en France se prosterner aux piés de Pepin & disposer ensuite de la couronne : mais, non ; ces prosternemens n’étoient regardés alors que comme le sont aujourd’hui nos révérences. C’étoit l’ancien usage de l’Orient. On saluoit les évêques à genoux ; les évêques saluoient de même les gouverneurs de leurs diocèses. Charles, fils de Pepin, avoit embrassé les piés du pape Etienne à S. Maurice en Valais. Etienne embrassa ceux de Pepin. Tout cela étoit sans conséquence ; mais peu-à-peu les papes attribuerent à eux seuls cette marque de respect.

On prétend que le pape Adrien I. fut celui qui exigea qu’on ne parût jamais devant lui sans lui baiser les piés. Les empereurs & les rois se soumirent depuis, comme les autres, à cette cérémonie, qui rendoit la religion romaine plus vénérable aux peuples. On nous dit que Pepin passa les monts en 754 ; que le Lombard Astolphe, intimidé par la seule présence du Franc, céda aussi-tôt au pape tout l’exarcat de Ravenne ; que Pepin repassa les monts, & qu’à peine s’en fut-il retourné, qu’Astolphe, au lieu de donner Ravenne au pape, mit le siege devant Rome. Toutes les démarches de ces tems-là étoient si irrégulieres, qu’il se pourroit faire à toute force que Pepin eût donné aux papes l’exarcat de Ravenne qui ne lui appartenoit point, & qu’il eût même fait cette donation singuliere, sans prendre aucune mesure pour la faire exécuter. Cependant il est bien peu vraissemblable qu’un homme tel que Pepin qui avoit détrôné son roi, n’ait passé en Italie avec une armée que pour y aller faire des présens. Rien n’est plus douteux que cette donation citée dans tant de livres. Le bibliothecaire Anastase, qui écrivit 140 ans après l’expédition de Pépin, est le premier qui parle de cette donation ; mille auteurs l’ont citée, mais les meilleurs publiscites d’Allemagne la refutent aujourd’hui.

Il regnoit alors dans les esprits un mélange bisarre de politique & de simplicité, de grossiereté & d’artifice, qui caractérise bien la décadence générale. Etienne feignit une lettre de S. Pierre, adressée du ciel à Pepin & à ses enfans ; elle mérite d’être rapportée : la voici : « Pierre, appellé apôtre par Jesus-Christ, Fils du Dieu vivant, &c. comme par moi toute l’Eglise catholique-apostolique romaine, mere de toutes les autres églises, est fondée sur la pierre, & afin qu’Etienne, évêque de cette douce Eglise romaine, & que la grace & la vertu soit pleinement accordée du Seigneur notre Dieu, pour arracher l’Eglise de Dieu des mains des persécuteurs. A vous, excellent Pepin, Charles & Carloman trois rois, & à tous saints évêques & abbés, prêtres & moines, & même aux ducs, aux comtes & aux peuples, moi, Pierre apôtre, &c.... je vous conjure, & la Vierge Marie qui vous aura obligation, vous avertit & vous commande aussi-bien

que les trônes, les dominations..... Si vous ne combattez pour moi, je vous déclare par la sainte Trinité, & par mon apostolat, que vous n’aurez jamais de part au paradis ».

La lettre eut son effet. Pepin passa les Alpes pour la seconde fois. Il assiégea Pavie, & fit encore la paix avec Astolphe. Mais est-il probable qu’il ait passé deux fois les monts uniquement pour donner des villes au pape Etienne ? Pourquoi S. Pierre, dans sa lettre, ne parle-t-il pas d’un fait si important ? Pourquoi ne se plaint-il pas à Pepin de n’être pas en possession de l’exarcat ? Pourquoi ne le redemande-t-il pas expressément ? Le titre primordial de cette donation n’a jamais paru. On est donc réduit à douter. C’est le parti qu’il faut prendre souvent en histoire, comme en philosophie. Le saint siege d’ailleurs n’a pas besoin de ces titres équivoques ; il a des droits aussi incontestables sur ses états que les autres souverains d’Europe en ont sur les leurs.

Il est certain que les pontifes de Rome avoient dès-lors de grand patrimoines dans plus d’un pays, que ces patrimoines étoient respectés, qu’ils étoient exemts de tribut. Ils en avoient dans les Alpes, en Toscane, à Spolette, dans les Gaules, en Sicile, & jusque dans la Corse, avant que les Arabes se fussent rendus maîtres de cette île au viij. siecle. Il est à croire que Pepin fit augmenter beaucoup ce patrimoine dans le pays de la Romagne, & qu’on l’appella le patrimoine de l’exercat. C’est probablement ce mot de patrimoine qui fut la source de la méprise. Les auteurs postérieurs supposerent dans des tems de ténébres que les papes avoient regné dans tous les pays où ils avoient seulement possédé des villes & des territoires.

Si quelque pape, sur la fin du viij. siecle, prétendit être au rang des princes, il paroît que c’est Adrien I. La monnoie qui fut frappée en son nom, si cette monnoie fut en effet fabriquée de son tems, fait voir qu’il eut les droits régaliens ; & l’usage qu’il introduisit de se faire baiser les piés, fortifie encore cette conjecture. Cependant il reconnut toujours l’empereur grec pour son souverain. On pouvoit très-bien rendre à ce souverain éloigné un vain hommage, & s’attribuer une indépendance réelle, appuyée de l’autorité du saint ministere.

On a écrit, on écrit encore que Charlemagne, avant même d’être empereur, avoit confirmé la donation de l’exarcat de Ravenne, qu’il y avoit ajouté la Corse, la Sardaigne, la Ligurie, Parme, Mantoue, les duchés de Spolette, de Bénévent, la Sicile, Venise, & qu’il déposa l’acte de cette donation sur le tombeau dans lequel on prétend que reposent les cendres de saint Pierre & de saint Paul. On pourroit mettre cette donation à côté de celle de Constantin, dont il sera parlé ci-après. On ne voit point que jamais les papes ayent possédé aucun de ces pays jusqu’au tems d’Innocent III. s’ils avoient eu l’exarcat, ils auroient été souverains de Ravenne & de Rome ; mais dans le testament de Charlemagne qu’Eginhart nous a conservé, ce monarque nomme à la tête des villes métropolitaines qui lui appartiennent, Rome & Ravenne auxquelles il fait des présens. Il ne put donner ni la Sicile, ni la Corse, ni la Sardaigne qu’il ne possédoit pas, ni le duché de Bénévent dont il avoit à peine la suzeraineté, encore moins Venise qui ne le connoissoit pas pour empereur. Le duc de Venise reconnoissoit alors pour la forme l’empereur d’Orient, & en recevoit le titre d’hippatos. Les lettres du pape Adrien parlent du patrimoine de Spolette & de Bénévent ; mais ces patrimoines ne se peuvent entendre que des domaines que les papes possédoient dans ces deux duchés. Gregoire VII. lui-même avoue dans ses lettres que Charlemagne donnoit 1200 livres de pension au saint siege. Il n’est guere vraissemblable