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celle des plus anciens philosophes, qu’ils prétendoient leur avoir été transmise dans sa pureté ; & plusieurs d’entre eux ayant embrassé la religion chrétienne, & travaillé à concilier leurs idées avec ses préceptes, on vit tout-à-coup éclore cet essaim d’hérésies dont il est parlé dans l’histoire de l’Eglise sous le nom fastueux de Gnostiques. Ces Gnostiques corrompirent la simplicité de l’Evangile par les inepties les plus frivoles ; se répandirent parmi les juifs & les Gentils, & défigurerent de la maniere la plus ridicule leur philosophie, imaginerent les opinions les plus monstrueuses, fortifierent le fanatisme dominant, supposerent une foule de livres sous les noms les plus respectables, & remplirent une partie du monde de leur misérable & détestable science.

Il seroit à souhaiter qu’on approfondît l’origine & les progrès des sectes : les découvertes qu’on feroit sur ce point éclaireroient l’histoire sacrée & philosophique des deux premiers siecles de l’Eglise ; période qui ne sera sans obscurité, que quand quelque homme d’une érudition & d’une pénétration peu commune aura achevé ce travail.

Nous n’avons plus les livres de ces sectaires, il ne nous en reste qu’un petit nombre de fragmens peu considérables. En supprimant leurs ouvrages, les premiers peres de l’Eglise, par un zele plus ardent qu’éclairé, nous ont privé de la lumiere dont nous avons besoin, & presque coupé le fil de notre histoire.

On ne peut révoquer en doute l’existence de ces philosophes. Porphyre en fait mention, il dit dans la vie de Plotin : γεγόνασι δὲ κατ᾽ αὐτὸν τῶν χριστιανῶν πολλοὶ μὲν καὶ ἄλλοι αἱρετικοὶ δὲ ἐκ τῆς παλαῖας φιλοσοφίας ἀνηγμένοι, οἱ περὶ τὸν ἀδέλφιον καὶ ἀκυλῖνον, κ. τ. λ.. Il y avoit alors plusieurs chrétiens, hérétiques, & autres professant une doctrine émanée de l’ancienne philosophie, & marchant à la suite d’Adelphius & d’Aquilinus, &c. Ils méprisoient Platon ; ils ne parloient que de Zoroastre, de Zostrian, de Nicothée, & de Melus, & ils se regardoient comme les restaurateurs de la sagesse orientale : nous pourrions ajouter au témoignage de Porphyre, celui de Théodote & d’Eunape.

Ces philosophes prirent le nom de Gnostiques, parce qu’ils s’attribuoient une connoissance plus sublime & plus étendue de Dieu, & de ses puissances ou émanations, qui faisoient le fond de leur doctrine.

Ils avoient pris ce nom long-tems avant que d’entrer dans l’Eglise. Les Gnostiques furent d’abord certains philosophes spéculatifs ; on étendit ensuite cette dénomination à une foule d’hérétiques dont les sentimens avoient quelque affinité avec leur doctrine. Irenée dit que Ménandre disciple de Simon, fut un gnostique ; Basilide fut un gnostique selon Jerôme ; Epiphane met Saturnin au nombre des Gnostiques ; Philastrius appelle Nicolas chef des Gnostiques.

Ce titre de gnostique a donc passé des écoles de la philosophie des Gentils dans l’Eglise de J. C. & il est très-vraissemblable que c’est de cette doctrine trompeuse que Paul a parlé dans son épître à Timothée, & qu’il désigne par les mots de ψευδωνύμου γνώσεως ; d’où l’on peut conclure que le gnosisme n’a pas pris naissance parmi les Chrétiens.

Le terme de gnosis est grec ; il étoit en usage dans l’école de Pithagore & de Platon, & il se prenoit pour la contemplation des choses immatérielles & intellectuelles.

On peut donc conjecturer que les philosophes orientaux prirent le nom de Gnostiques, lorsque la philosophie pithagorico-platonicienne passa de la Grece dans leur contrée, ce qui arriva peu de tems avant la naissance de Jesus-Christ ; alors la Chaldée, la Perse, la Syrie, la Phénicie, & la Palestine

étoient pleines de Gnostiques. Cette secte pénétra en Europe. L’Egypte en fut infectée ; mais elle s’enracina particulierement dans la Chaldée & dans la Perse. Ces contrées furent le centre du gnosisme ; c’est-là que les idées des Gnostiques se mêlerent avec les visions des peuples, & que leur doctrine s’amalgama avec celle de Zoroastre.

Les Perses qui étoient imbus du platonisme, trompés par l’affinité qu’ils remarquerent entre les dogmes de cette école dont ils sortoient & la doctrine des gnostiques orientaux, qui n’étoit qu’un pithagorico-platonisme défiguré par des chimeres chaldéennes & zoroastriques, se méprirent sur l’origine de cette secte. Bien-loin de se dire Platoniciens, les gnostiques orientaux reprochoient à Platon de n’avoir rien entendu à ce qu’il y a de secret & de profond sur la nature divine, Platonem in profonditatem intelligibilis essentiæ non penetrasse. Porphire Ennéad. II. l. IX. c. vj. Plotin indigné de ce jugement des Gnostiques, leur dit : quasi ipsi quidem intelligibilem naturam cognoscendo attingentes, Plato autem reliquique beati viri minimè ? « Comme si vous saviez de la nature intelligible ce que Platon & les autres hommes de sa trempe céleste ont ignoré », Plot. ibid. Il revient encore aux Gnostiques en d’autres endroits, & toujours avec la même véhémence. « Vous vous faites un mérite, ajoute-t-il, de ce qui doit vous être reproché sans cesse ; vous vous croyez plus instruits, parce qu’en ajoutant vos extravagances aux choses sensées que vous avez empruntées, vous avez tout corrompu ».

D’où il s’ensuit qu’à-travers le système de la philosophie orientale, quel qu’il fût, on reconnoissoit des vestiges de pithagorico-platonisme. Ils avoient changé les dénominations. Ils admettoient la transmigration des ames d’un corps dans un autre. Ils professoient la Trinité de Platon, l’être, l’entendement, & un troisieme architecte ; & ces conformités, quoique moins marquées peut être qu’elles ne le paroissoient à Plotin, n’étoient pas les seules qu’il y eût entre le gnosisme & le platonico-pithagorisme.

Le platonico-pithagorisme passa de la Grece à Alexandrie. Les Egyptiens avides de tout ce qui concernoit la divinité, accoururent dans cette ville fameuse par ses philosophes. Ils brouillerent leur doctrine avec celle qu’ils y puiserent. Ce mélange passa dans la Chaldée, où il s’accrut encore des chimeres de Zoroastre, & c’est ce cahos d’opinions qu’il faut regarder comme la philosophie orientale, ou le gnosisme, qui introduit avec ses sectateurs dans l’Eglise de Jesus-Christ, s’empara de ses dogmes, les corrompit, & y produisit une multitude incroyable d’hérésies qui retinrent le nom de gnosisme.

Leur système de théologie consistoit à supposer des émanations, & à appliquer ces émanations aux phénomenes du monde visible. C’étoit une espece d’échelle où des puissances moins parfaites placées les unes au-dessous des autres, formoient autant de degrés depuis Dieu jusqu’à l’homme, où commençoit le mal moral. Toute la portion de la chaîne comprise entre le grand abyme incompréhensible ou Dieu jusqu’au monde étoit bonne, d’une bonté qui alloit à la vérité en dégénérant ; le reste étoit mauvais, d’une dépravation qui alloit toujours en augmentant. De Dieu au monde visible, la bonté étoit en raison inverse de la distance ; du monde au dernier degré de la chaîne, la méchanceté étoit en raison directe de la distance.

Il y avoit aussi beaucoup de rapport entre cette théorie & celle de la cabale judaïque.

Les principes de Zoroastre ; les sephiroths des Juifs ; les éons des Gnostiques ne sont qu’une même doctrine d’émanations, sous des expressions diffé-