Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 11.djvu/571

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lités, s’empressa de lui applanir la route des honneurs ; toutes les dignités vinrent au-devant de lui. A-peine sa réputation commença-t-elle à naître, qu’il obtint la questure de Sicile par les suffrages unanimes du peuple. Cette province dévorée par une famine cruelle & par les vexations énormes du préteur, trouva en lui un pere, un ami, un protecteur. Sa vigilance remédia à la stérilité des récoltes, & son éloquence répara les rapines de Verrès. Ces discours où brillent d’un éclat immortel la force de son imagination, la magnificence de son élocution, la justesse de ses raisonnemens, la solidité de ses principes, l’enchaînement de ses preuves, l’étendue de ses connoissances, son savoir prodigieux, & son goût exquis pour les Arts, lui attirerent plus de visites que les richesses & les triomphes n’en procurerent à Crassus & à Pompée, les premiers des Romains. Les étrangers passoient les mers pour admirer un orateur si surprenant ; les Philosophes quittoient leurs écoles pour entendre sa sagesse ; les généraux mendioient ses talens pour maintenir leur autorité & fixer les suffrages de la multitude ; les tribunaux le redemandoient pour développer le cahos des lois, & partout, comme un astre bienfaisant, il portoit la lumiere & ramenoit l’ordre & la paix.

On admira dans sa préture sa fermeté romaine pour la défense des lois & de l’équité, & son humanité pour les malheureux. La patrie l’appella à son secours contre les subtilités de Rullus & les violences de Catilina ; & il mérita le premier d’en être appellé le pere. Le sénat, les rostres, les tribunaux, les académies, se laissoient gouverner par les douces influences de son beau génie. Il étoit l’ame des conseils, l’oracle du peuple, la voix de la république ; &, comme s’il eût eu seul l’intelligence & la raison en partage, on ne décidoit ordinairement que par ses lumieres.

Ses malheurs mêmes devenoient ceux de l’état, & son exil fut déploré comme une calamité publique. Les chevaliers, les sénateurs, les orateurs, les tribuns, le peuple prirent des habits de deuil, & regretterent sa perte comme celle d’un dieu tutélaire. Les rois, les villes, les républiques s’intéresserent à son rappel, & célébrerent avec pompe le jour de son retour. Telle fut sa gloire dans Rome & dans l’Italie, au delà des mers, & aux extrémités de l’empire. Les villes de son gouvernement enrichies par le commerce, les campagnes couvertes de moissons, les Arts rétablis, les Sciences cultivées, les forêts purgées des bêtes sauvages qui ravageoient les guérets ; les publicains reduits à l’ordre, les usures éteintes, les impôts diminués, la vertu & le mérite estimés, le vice proscrit, firent adorer son regne philosophique digne du tems de Rhée, & lui éleverent des trophées plus glorieux que les triomphes qu’on avoit décernés aux destructeurs du genre humain.

Mais dans le monde il n’est point de vertu que n’attaque l’envie : on a accusé Cicéron d’avoir trop de confiance dans la prospérité, trop d’abattement dans la disgrace. Il convient qu’il étoit timide ; mais il prétend que cette timidité servoit plutôt à lui faire prévoir le danger qu’à l’abattre, quand il étoit arrivé, ce qui nous est confirmé par le courage & la fermeté qu’il fit éclater aux yeux même de ses bourreaux. On ne lui fait pas grace de son amour desordonné pour la gloire ; il n’en disconvient pas, & il explique lui-même quelle sorte de gloire il recherchoit. La vraie gloire, selon lui, ne consiste pas dans la vaine fumée de la faveur populaire, ni dans les applaudissemens d’une aveugle multitude, pour laquelle on ne doit avoir que du mépris ; c’est une grande réputation fondée sur les services qu’on a rendus à ses amis, à sa patrie, au genre humain : l’abondance, les plaisirs & la tranquillité, ne sont

pas les fruits qu’on doive s’en promettre, puisqu’on doit au-contraire sacrifier pour elles son repos & sa tranquillité ; mais l’estime & l’approbation de tous les honnêtes gens en est la récompense, & la dette que tous les honnêtes gens ont droit d’exiger.

Par rapport aux louanges qu’il se donnoit à lui-même, & auxquelles il étoit si sensible, c’étoit moins pour sa gloire, dit Quintilien, que pour sa défense : il n’avoit que ses grandes actions à opposer aux calomnies de ses ennemis ; il se servoit pour les faire taire du moyen qu’avoit autrefois employé le grand Scipion ; mais enfin la force fit périr celui qu’elle ne put déranger de ses principes. Une politique peut-être trop timide par la crainte de troubler la tranquilité publique ; un amour ardent pour la liberté qu’il avoit conservée à ses citoyens ; l’extrème ambition de maintenir son autorité, par laquelle il étoit l’ame & le soutien de la république ; une haine irréconciliable contre l’ennemi de sa patrie, creuserent à cet illustre citoyen de Rome, le précipice dans lequel Marc-Antoine méritoit d’être enseveli : Cicéron fut tué à l’âge de 64 ans, victime de ses projets salutaires & de ses services. Rome en proie à la fureur des triumvirs, vit attachées à la tribune aux harangues, des mains qui avoient tant de fois rompu les fers que lui forgeoient les séditieux ; perte d’autant plus déplorable, dit Valere-Maxime, qu’on ne trouve plus de Cicéron pour pleurer une pareille mort.

On dit cependant que le sénat, pendant le consulat de son fils, & par ses mains, brisa toutes les statues de Marc-Antoine, qu’il arracha ses portraits, & défendit qu’aucun de sa famille portât le nom de Marc. On ajoute encore qu’Auguste ayant surpris un traité de Cicéron dans les mains de son petit-fils qui le cachoit sous sa robe dans la crainte de lui déplaire, prit le livre, le parcourut, & le rendit à ce jeune homme, en lui disant ; « c’étoit un grand homme, mon fils, un amateur zélé de la patrie », λόγιος ἀνηρ ϰαὶ φιλοπατρις.

Quoi qu’il en soit du discours d’Auguste, c’est assez pour nous d’avoir établi que Cicéron mérite d’être regardé comme un des plus grands esprits de la république romaine, & en particulier comme le plus excellent de tous les maîtres d’éloquence, excepté le seul Démosthène ; on sait aussi qu’il en est l’éternel panégyriste & l’éternel imitateur. Je ne m’aviserai point, dit Plutarque, d’entreprendre la comparaison de ces deux grands hommes ; je dirai seulement, que s’il étoit possible que la nature & la fortune entrassent en dispute sur leur sujet, il seroit difficile de juger laquelle des deux les a rendus plus semblables, ou la nature dans leurs mœurs & dans leur génie, ou la fortune dans leurs aventures, & dans tous les accidens de leur vie.

Les écrits, les succès, & l’exemple de Cicéron, sembloient devoir promettre à l’éloquence romaine une durée éternelle ; il en arriva néanmoins tout autrement. En vain donna-t-il les plus excellens préceptes pour fixer le goût, il les donna dans un tems où le barreau ébranlé par l’anarchie du gouvernement, touchoit à sa décrépitude.

Les Romains avoient déja éprouvé les atteintes de l’esclavage ; la liberté en avoit été allarmée par la forge des fers de Sylla. Le corps de la république chanceloit comme un vaste colosse accablé sous le poids de sa grandeur. Les grands attachés à leur seul intérêt, trahissoient le sénat. Le sénat énervé par sa timidité, confioit à des particuliers redoutables, des droits qu’il n’osoit pas leur refuser. Les tribuns s’efforçoient vainement de rétablir leur puissance anéantie. Le peuple vendoit ses suffrages au plus hardi, au plus fort, ou au plus riche. Rome terrible aux barbares, n’avoit plus dans son sein que