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pathétiques qui dans une espece de jeu & de badinage, dénotoient un génie supérieur. Il l’exhorta de fréquenter le barreau, & de s’attacher à Crassus ou à quelqu’autre orateur ; il alla même jusqu’à s’offrir de lui servir de maître dans cet art. Sulpicius reconnoissant, sut tirer profit des instructions qu’il venoit de recevoir. Antoine fut bien étonné de le voir paroître quelque tems après contre lui dans l’affaire de Caïus Norbanus, dont j’ai déja parlé. Frappé de retrouver un autre Crassus, & non un novice dans la même carriere, il étoit sur le point d’abandonner son ami dans la questure, tant il désespéroit de pouvoir triompher de la force & du pathétique de son jeune rival. Sulpicius, à la grandeur du style, joignoit une voix douce & forte, le geste & le mouvement du corps, plein d’agrémens qui n’empruntoient rien du théâtre, & ressentoient toute la noblesse qui convient au barreau. Ses expressions graves & abondantes sembloient couler de source ; c’étoit un don de la nature qui ne devoit rien à l’art.

Les exemples & les succès de ces fameux orateurs attirerent sur leurs pas une foule de rivaux qui briguerent le même titre. Au défaut de la naissance & des richesses qui ne donnent jamais le mérite, on s’efforça de parvenir par les talens de l’esprit. Dans un gouvernement mixte où chacun veut être éclairé, & a intérêt de l’être, l’art de la parole devient un mystere d’état. Les vieillards consommés par l’expérience, se faisoient un devoir d’y former leurs enfans, & de leur frayer par ce moyen la route des honneurs. Ils admettoient même à leurs leçons leurs esclaves, comme fit Caton le censeur, afin que nourris dans des sentimens vertueux, leur mauvais exemple ne corrompît pas leur famille. Les dames, aussi attentives que leurs maris, se faisoient une occupation sérieuse de perpétuer le vrai goût de l’urbanité qui distingua toujours les Romains. Dans les Gracches, on reconnoissoit la fierté de Cornélie, & la magnificence des Scipions ; dans les filles de Laelius & les petites filles de Crassus, la politesse & la pureté de leurs peres. Vraies enfans de la sagesse, elles soutinrent par leurs paroles comme par leurs sentimens, l’éclat & la gloire de leurs maisons.

Comme on vit que l’art militaire ne suffisoit pas sans l’étude pour parvenir, ceux des plébéiens que leur naissance & leur pauvreté condamnoit à languir dans les honneurs obscurs d’une légion, se jetterent du côté du barreau pour percer la foule & paroître à la tête des affaires. D’un autre côté, les patriciens, par émulation, s’efforçoient de conserver parmi eux un art qui avoit toujours été un des plus puissans instrumens de leur ordre. C’étoit peu pour eux que de combattre des barbares, ils vouloient encore soumettre, par le secours de l’éloquence, des cœurs républicains jaloux de leur liberté. Enfin, jamais siecle ne fut si brillant que le dernier de la république romaine, par le nombre d’orateurs célebres qu’elle produisit. Cependant Callidius, César, Hortensius, mais sur-tout Cicéron, ont laissé bien loin derriere eux leurs dévanciers & leurs contemporains. Développons avec un peu de détail le caractere de leur éloquence.

Marcus Callidius brilla par des pensées nobles, qu’il savoit revêtir de toute la finesse de l’expression. Rien de plus pur ni de plus coulant que son langage. La métaphore étoit son trope favori, & il savoit l’employer si naturellement, qu’il sembloit que tout autre terme auroit été déplacé. Il possédoit au souverain degré l’art d’instruire & de plaire, & n’avoit négligé que l’art de toucher & d’émouvoir les esprits. Il eut tout lieu de reconnoître son erreur dans une cause qu’il plaida contre Cicéron ; je veux dire celle où il accusoit Quintus Gallius de l’avoir voulu empoisonner. Il développa bien toutes les circons-

tances de ce crime avec ses graces ordinaires, mais

avec une froideur & une indolence qui lui fit perdre sa cause. Cicéron triompha de toute l’élégance de son rival par une réplique impétueuse, qui comme une grêle subite, abattit toutes ses fleurs.

Jules-César, né pour donner des lois aux maîtres du monde, puisa à l’école de Rhodes dans les préceptes du célebre Molon, l’art victorieux d’assujettir les cœurs & les esprits. S’il eut peu d’égaux en ce genre, il n’eut jamais de supérieur ; dans sa bouche les choses tragiques, tristes & séveres, se paroient d’enjouement ; & le sérieux du barreau s’embellissoit de tout l’agrément du théatre, sans cependant affoiblir la gravité de ses matieres, ni fatiguer par ses plaisanteries. Il possédoit au souverain degré toutes les parties de l’art oratoire. Comme il avoit hérité de ses peres la pureté du langage, qu’il avoit encore perfectionnée par une étude sérieuse, ses termes étoient choisis & beaux, sa voix éclatante & sonore, ses gestes nobles & grands. On sentoit dans ses discours le même feu qui l’animoit dans les combats : il joignoit à cette force, à cette vivacité, à cette véhémence, tous les ornemens de l’art, un talent merveilleux à peindre les objets & à les représenter au naturel. Il quitta bien-tôt une carriere où il ne trouvoit personne pour lui disputer le premier rang ; il courut à la tête des légions combattre les Barbares par émulation contre Pompée, qui par goût avoit choisi de moissonner les lauriers de Mars.

Déja un phantôme de gloire éblouissoit les jeunes patriciens, & leur faisoit négliger l’honneur tranquille qu’on acquiert au barreau, pour les entraîner sur les pas des Cyrus & des Alexandres. La fureur des conquêtes les avoit comme enivrés ; ils abandonnoient les affaires civiles pour se livrer aux travaux militaires. C’est ainsi que Publius Crassus, d’un esprit pénétrant soutenu par un grand fonds d’érudition, & lié d’un commerce de lettres avec Ciceron, renonça aux éloges qu’il avoit déja mérités par son éloquence, pour chercher des périls plus grands & plus conformes à son ambition.

A l’âge de dix-neuf ans, Hortensius plaida sa premiere cause en présence de l’orateur Crassus & des consulaires qui s’étoient distingués dans le même genre : il enleva leurs suffrages. Avec un génie vif & élevé, il avoit une ardeur infatigable pour le travail, ce qui lui procura une érudition peu commune qu’une mémoire prodigieuse savoit faire valoir. Les graces de sa déclamation attiroient au barreau les fameux acteurs Esope & Roscius, pour se former sur le modele de celui qu’ils regardoient comme leur maître dans les finesses de leur art. Il mit le premier en usage les divisions & les récapitulations. Ses preuves & ses réfutations étoient semées de fleurs, & plus conformes au goût asiatique qu’au style romain. Sa mémoire lui rappelloit sur le champ toutes ses idées en ordre, & les preuves de ses adversaires. De plus, son extérieur composé, sa voix sonore & agréable, la beauté de son geste, & une propreté-recherchée, prévenoit tout le monde en sa faveur. Il paroît cependant que la déclamation faisoit comme le fonds de son mérite & son principal talent ; car ses écrits ne soutenoient pas à la lecture la haute réputation qu’il s’étoit acquise.

Toutes les plus belles causes lui étoient confiées, & il amassa des richesses prodigieuses sans aucun scrupule. Insensible aux sentimens de la probité, il se glissoit dans les testamens & en soutenoit de faux, pour partager les dépouilles du mort. L’esprit de rapine & de somptuosité, vice dominant de ses contemporains, fut sa passion favorite. Ses maisons de plaisance renfermoient des viviers d’une immense étendue. Au goût de la bonne chere il joignit la passion pour les beaux Arts. Comme il acquéroit sans