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Mais Cicéron ne parle-t-il point sur ce ton pour faire honneur à sa patrie, ou pour exciter par des exemples la jeunesse romaine à s’appliquer à un art qui rend les hommes qui le possedent, si supérieurs aux autres ? Je le veux bien : cependant peut-on refuser le talent de la parole au tribun Marcus Genucius, le premier auteur de la loi agraire ; à Aulus Virginius, qui triomphe de tout l’ordre des patriciens dans l’affaire de Céson ; à Lucius Sextus qui transmet le consulat aux plébéiens, malgré les efforts & l’éloquence d’Appius Claudius ? L’opposition éternelle entre les patriciens & les tribuns exigeoit beaucoup de talens, de génie, de politique & d’art. Ces deux corps s’éclairoient mutuellement avec une jalousie sans exemple, & cherchoient à se supplanter auprès du peuple par la voie de l’éloquence.

D’ailleurs le savoir étoit estimé dans ces premiers siecles de la république ; on y remarque déja le goût & l’étude des langues étrangeres. Scævola savoit parler étrusque : c’étoit alors l’usage d’apprendre cette langue, comme l’observe Tite-Live. On ne mettoit auprés des enfans que des domestiques qui la sussent parler. L’insulte faite à un ambassadeur romain dans la Tarente, parce qu’il ne parloit pas purement le grec, montre qu’on l’étudioit au moins & qu’on parloit les langues des autres peuples pour traiter avec eux. Dans les écoles publiques, des littérateurs enseignoient les belles lettres. Du tems de nos aïeux, dit Suétone, lorsqu’on vendoit les esclaves de quelque citoyen, on annonçoit qu’ils étoient littérateurs, litteratores ; pour marquer qu’ils avoient quelque teinture des sciences.

Je conviens que les séditions & les jalousies réciproques des deux corps qui agiterent l’état, répandirent l’aigreur, le fiel & la violence dans les harangues des tribuns, un esprit farouche s’étoit emparé de ces harangueurs impétueux : mais sous les Scipions, avec un nouvel ordre d’affaires, les mœurs changerent, & les emportemens du premier âge disparurent. Annibal & Carthage humiliés, des rois traînés au capitole, des provinces ajoutées à l’empire, la pompe des triomphes, & des prospérités toujours plus éclatantes, inspirerent des sentimens plus généreux, & des manieres moins sauvages. L’air brusque des Iciliens céda à l’urbanité & à la sagesse de Lælius. La tribune admira des orateurs non moins fermes, ni moins hardis que dans les premiers tems, mais plus insinuans, plus ingénieux, plus polis ; l’âcreté d’humeur s’étant adoucie comme par enchantement, les reproches amers se convertirent en un sel fin & délicat ; aux emportemens farouches des tribuns succéderent des saillies heureuses & spirituelles. Les orateurs transportés d’un nouveau feu, & changés en d’autres hommes, traiterent les affaires avec magnificence en présence des rois & des peuples conquis, semerent de la variété & de l’agrément dans leurs discours, & les assaisonnerent de cette urbanité qui fit aimer les Romains, respecter leur puissance, & qui les rendent encore l’admiration de l’univers.

L’illustre famille des Scipions produisit les plus grands hommes de la république. Ces génies supérieurs, nés pour être les maîtres des autres, saisirent tout d’un coup l’idée de la véritable grandeur & du vrai mérite, ils surent adoucir les mœurs de leurs concitoyens par la politesse, & orner leur esprit par la délicatesse du goût. Instruits par l’expérience & par la connoissance du cœur humain, ils s’apperçurent aisément qu’on ne gagne un peuple libre que par des raisons solides, & qu’on ne s’attache des cœurs généreux que par des manieres douces & nobles ; ils joignirent donc à la fermeté des siecles précédens le charme de l’insinuation. Leur siecle fut l’aurore de la belle littérature, & le regne de la vé-

ritable vertu romaine. La probité & la noblesse des

sentimens reglerent leurs discours comme leurs actions ; leurs termes répondirent en quelque sorte à leurs hauts faits ; ils ne furent pas moins grands, moins admirables dans la tribune, qu’ils furent terribles à la tête des légions : ils surent foudroyer l’ennemi armé, & toucher le soldat rébelle : les souverains & l’étranger furent frappés par l’éclat de leurs vertus, le citoyen ne put résister à la force de leurs raisons.

Les Romains qui approcherent le plus près ces grands hommes, leurs amis, leurs clients, prirent insensiblement leur esprit, & le communiquerent aux autres parties de la république. On accorda à Lælius un des premiers rangs entre les orateurs. Caïus Galba, gendre de Publius Crassus, & qui avoit pour maxime de ne marier ses filles qu’à des savans & à des orateurs, étoit si estimé du tems de Cicéron, qu’on donnoit aux jeunes gens, pour les former à l’éloquence, la peroraison d’un de ses discours. Les harangues de Fabius Maximus, graves, majestueuses, & remplies de solidité & de traits lumineux, marchoient de pair avec celles de Thucydide. L’éloquence harmonieuse de M. Corn. Cétégus fut chantée par le premier Homere latin.

Le génie de l’éloquence s’étoit emparé des tribunes, où il n’étoit plus permis de parler qu’avec élégance & avec dignité. Le sénat entraîné par l’éloquence du député d’Athènes, n’a pas la force de refuser la paix aux Ætoliens. Léon, fils de Scésias, comparoit dans sa harangue les communes d’Ætolie à une mer dont la puissance romaine avoit maintenu le calme, & dont le souffle impétueux de Thoas avoit poussé les flots vers Antiochus, comme contre un écueil dangereux. Cette comparaison flatteuse & brillante charma cette auguste compagnie : on n’admira pas avec moins d’étonnement les éloquens discours des trois philosophes grecs que les Athéniens avoient envoyés au sénat pour demander la remise d’une amende de cinq cens talens qui leur avoit été imposée pour avoir pillé les terres de la ville d’Orope. A peine pouvoit on en croire le sénateur Cœcilius, qui leur servoit d’interprete, & qui traduisit leur harangue. La conversation de ces grecs & la lecture de leurs écrits, alluma une ardeur violente pour l’étude d’un art aussi puissant sur les cœurs.

Les deux Gracches s’attirerent toute l’autorité par le talent de la parole ; & firent trembler le sénat par cette seule voie. Sans diademe & sans sceptre, ils furent les rois de leur patrie. Elevés par une mere qui leur tint lieu de maître, ils puiserent dans son cœur grand & élevé, une ambition sans bornes, & dans ses préceptes le gout de la saine éloquence & de la pureté du langage qu’elle possédoit au souverain degré. Ils ajouterent à cette éducation domestique leurs propres réflexions, & y mêlerent quelque chose de leur humeur & de leur tempérament.

Tiberius Gracchus avoit toutes les graces de la nature, qui sans être le mérite l’annoncent avec éclat. Des mœurs integres, de vastes connoissances, un génie brillant & son éloquence attiroient sur lui les yeux de tous ses concitoyens. Caïus voulant comme son frere abaisser les patriciens, parloit avec plus de fierté & de véhémence, redemandant au sénat un frere dont le sang couloit encore sur les degrés du capitole, & reprochant au peuple sa lâcheté & sa foiblesse, de laisser égorger à ses yeux le soutien de sa liberté.

Caton le censeur, non-moins véhément que le dernier des Gracches, montra tout le brillant de l’imagination, & tout le beau des sentimens ; il ne lui manquoit qu’une certaine fleur de style, & un coloris qu’on n’imaginoit pas encore de son tems. Toujours aux prises avec les deux Africains & les deux Gracches, avec le sénat & le peuple, huit fois ac-