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mairiens, occupés à éplucher des syllabes & à forger des termes sonores.

11°. Ces maîtres éloignés des grandes affaires, & exclus des grandes assemblées, se renfermoient dans des matieres aussi bornées que leurs écoles, & peu susceptibles de ces efforts qui font l’éloquence ; car on sait, dit Cicéron, que les grandes assemblées sont comme un vaste théâtre, où l’orateur déploie toutes les forces de son génie & toutes les regles de son art ; & que, comme un habile musicien ne peut rien sans instrument, l’orateur ne sauroit être éloquent, s’il ne parle devant un grand peuple.

12°. Cette contrainte les resserroit dans une seule espece de science ; ensorte que quand ils vouloient traiter de plus grands sujets, ils apportoient toujours le même esprit & la même méthode : ils ne savoient pas se diversifier, selon les différentes matieres qu’ils avoient à traiter ; ils parloient des actions d’un empereur, d’un traité de paix, comme d’une question scholastique ; ils s’obstinoient avec opiniâtreté à une opinion, comme des soldats liés par serment ; ou des gens entêtés de certaines cérémonies. Il ne faut pas, dit Quintilien, que l’orateur épouse jamais ces sortes de querelles philosophiques ; le rang où il aspire le met au-dessus de ces tracasseries de l’école. Auroit-on admiré une aussi grande abondance & une aussi grande étendue de génie dans Cicéron, s’il se fût renfermé dans les chicanes du barreau, & qu’il ne se fût pas donné le même essor que la nature même ?

Telle fut l’éloquence attique ; amie de la liberté, elle se forma sous la république dans les écoles des philosophes, & cessa de régner dès qu’elle cessa d’être libre. La philosophie lui inspira ces sentimens généreux, cette majesté qui sait imposer à la raison sans la contraindre ; & l’état républicain lui donna ces manieres fieres, cette confiance, cette hardiesse, qui la fit triompher des souverains. Elle régna tant que les hommes eurent la liberté de penser : dès que la servitude changea les sentimens & les mœurs, elle disparut & s’éclipsa sans retour. Dans les beaux siecles, elle parla en reine, parce qu’elle avoit des rois à combattre ; dans ce déclin, elle prit le ton affété & doucereux d’une courtisanne, parce qu’elle avoit à plaire à des tyrans. Les célebres orateurs d’Athènes étoient des philosophes nourris dans la liberté ; les sophistes n’étoient que des esclaves, prêts à adorer quiconque les achetoit. Démosthène & les savans magistrats qui partagerent les mêmes travaux & coururent la même carriere, pouvoient être appellés à juste titre, les enfans des héros. Les orateurs des derniers tems étoient moins que des hommes.

Dans Athènes un orateur étoit, pour ainsi dire, un ministre d’état, chargé de représenter à l’assemblée les intérêts de sa tribu, & de soutenir la majesté de la république devant les étrangers.

Les lois avoient séparé les orateurs du vulgaire, & on les regardoit comme une compagnie respectable, consacrée pour veiller à la garde de la liberté & au bon ordre de la république ; toutes les affaires importantes leur passoient par les mains, ou leur étoient renvoyées. Dans les délibérations intéressantes on recueilloit leurs avis, & on les appelloit par un héraut au nom de la patrie pour expliquer leurs sentimens, & répondre aux ministres étrangers. Presque toujours on leur confioit à eux-mêmes le plan d’une affaire qu’ils venoient de tracer, avec un ample pouvoir de traiter suivant leurs lumieres & les circonstances : c’étoient des especes de souverains qui maitrisoient les esprits avec un empire absolu, mais fondé sur leur vaste capacité & sur leur droiture.

Tel fut le fameux Périclès pendant un gouverne-

ment de quarante années ; il sut se maintenir par

les seules forces de son éloquence, contre tous les efforts d’une foule de rivaux, la plûpart d’un mérite & d’un rang distingué ; il sut captiver l’inconstance de la multitude, & rendre son nom respectable au peuple, & terrible aux étrangers. Il fut roi, sans en avoir le titre. Finances, places, alliés, îles, troupes, flotte, tout obéissoit à ses ordres ; ce pouvoir immense étoit le fruit de cette éloquence supérieure qui lui fit donner le surnom d’olympien Comme un autre Jupiter, au seul son de sa voix, il ébranloit la Grece, & foudroyoit toutes les puissances conjurées contre sa république.

Les orateurs qui lui succederent, quoique avec moins d’habileté & de vertu, se conserverent néanmoins la même autorité, & une grande partie de ce crédit étonnant jusques dans les colonies, & chez les peuples tributaires & alliés. Antiphon guérissant les malades dans Corinthe par sa seule éloquence, fut regardé comme le dieu de consolation. Isocrate réfugié dans l’île de Chio, pour se soustraire aux poursuites de ses envieux, devint le législateur de toute l’île ; sa plume, au défaut de sa voix, dictoit aux rois, aux généraux leurs devoirs, prescrivoit les regles de leurs dignités, & fixoit leur bonheur. Timothée, fils de Conon, Dioclès, roi de Chypre, & Philippe de Macédoine s’applaudirent de ses sages conseils. Hypéride fut chargé de plaider la cause des Athéniens contre les habitans de Délos, qui prétendoient avoir l’intendance du temple d’Apollon dans leur île, & celle de l’athlete Callipe contre les peuples de l’Elide. En un mot, quel crédit n’eurent pas les orateurs au tems de Philippe ! Une seule parole de ce prince en fait foi. « Je frissonne, dit-il à ses courtisans, quand je pense au péril auquel Démosthene nous a exposés par la ligue de Chéronée : cette seule journée mettoit à deux doigts de sa perte notre empire & notre couronne. Nous ne devons notre salut qu’aux faveurs de la fortune ».

Cet orateur avoit en effet toutes les qualités les plus belles pour persuader, indépendamment de son éloquence. A un fond admirable de philosophie & de vertus il joignoit un zele infatigable pour les intérêts de sa patrie, une haine irrévocable contre la tyrannie & les tyrans, un amour de la liberté à toute épreuve, une sagacité merveilleuse pour percer dans l’avenir, & dévoiler les mysteres de la politique ; une vaste érudition, une connoissance exacte de l’histoire & des droits de la nation ; les vues les plus étendues & les plus nobles ; une retenue, une sobriété qui brilloit jusques dans ses paroles ; une droiture, une justesse de raison que rien n’étoit capable d’altérer ; une dignité admirable quand il traitoit les affaires. Démosthene étoit ferme pour résister aux attraits de la cupidité ; intégre pour maintenir l’autorité des conseils & la liberté de l’état ; éclairé pour dissiper les préjugés d’une populace aveugle ; hardi pour écarter les factieux, & plein de courage pour affronter les périls. Il n’est donc pas étonnant qu’avec de tels talens, il ait enchaîné les volontés des citoyens, fixé leurs irrésolutions, & gagné la confiance de tout le corps.

Rien ne prouve mieux la dignité des orateurs grecs en général, que la maniere dont leur élection se faisoit à Athènes. Chaque année on en choisissoit dix, un dans chaque tribu, ou on continuoit les anciens. D’abord on commençoit par tirer au sort ceux qui se présentoient, & on les menoit devant des juges préposés pour informer juridiquement de leurs mœurs & de leur mérite, suivant les réglemens établis par Solon. Il falloit avoir environ trente ans pour traiter les affaires d’état. Il falloit de plus avoir servi avec distinction, s’être élevé aux grades de la mi-