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me les dames les portoient, avec des sandales de Sicyone arrêtées par une courroie blanche, apprenoient aux enfans une centaine de mots attiques, & leur expliquoient les plus ridicules impertinences, qu’ils enveloppoient sous des termes mêlés de barbarismes & de solécismes, qu’ils autorisoient du nom d’un poëte & d’un écrivain inconnu. Ils n’avoient à la bouche, & ne donnoient pour sujet de composition, que le mont Athos percé par Xerxès, l’Hellespont couvert de vaisseaux, l’air obscurci par les fléches des Perses, les lettres d’Othriades ; les batailles de Salamine, d’Artémise & de Platée, la mort de Léonidas, & la fuite de Xerxès. Quelquefois ils déclamoient & chantoient la guerre de Troye, les nôces de Deucalion & de Pyrrha, & se démenoient comme des forcenés, pour se faire croire remplis de l’esprit des dieux : c’étoit à quoi aboutissoit toute leur rhétorique ; certes, je crois que celle de quelques-uns de nos colléges en est la copie.

5°. Les anciens orateurs grecs n’étoient point de ces spéculatifs qui repaissoient leur curiosité de connoissances stériles & singulieres ; ils travailloient pour le public, & se regardoient placés dans le monde par la providence, pour l’éclairer utilement. En vrais savans, ils appliquoient les préceptes de la philosophie au maniement des affaires. Mais depuis la mort de Démosthène, les orateurs & les savans n’écoutoient plus que leurs fantaisies & leurs idées. Chacun suivoit son intérêt particulier, & négligeoit le bien commun. On ne raisonnoit plus dans les écoles que sur des chimeres ; les matieres absurdes qu’on y traitoit jettoient nécessairement la confusion dans les idées & dans le langage.

6°. La nécessité du commerce avec les Barbares, sujets de Macédoine ou des Romains, introduisit les mauvaises mœurs & le mauvais goût : jusques-là les Grecs nourris au grand & à l’honnête, s’étoient défendus de la corruption qui régnoit dans les provinces de l’Asie mineure, dont ils avoient tant de fois triomphé ; mais bien-tôt le mélange avec les étrangers, corrompit tout. Un je ne sai quel mauvais air infecta l’éloquence comme les mœurs. Dès qu’elle sortit du Pirée, dit Cicéron, & qu’elle se répandit dans les îles & dans l’Asie, elle perdit cet air de santé & d’embonpoint qu’elle avoit conservé si long-tems dans son terroir naturel, & désapprit presque à parler : de-là ce style pesant & surchargé d’une abondance fastidieuse, qui fut en usage chez les Phrygiens, les Cariens, les Misiens, peuples grossiers & sans politesse.

7°. Les discussions & les jalousies éternelles des petites républiques, qui changerent la face des affaires, altérerent aussi étrangement l’éloquence. Les Grecs des petits états corrompus par l’or étranger, étoient autant d’espions qui observoient d’un œil malin, les citoyens des plus grandes villes. Une parole forte & libre, un terme noble & élevé échappé dans un discours & dans le feu de la déclamation, étoit un crime pour ceux qui n’en avoient pas. On n’osoit plus raisonner, ni proposer un avis salutaire, parce que tout étoit suspecté. Dans les lieux mêmes où les savans, chassés de leur patrie par la cabale, ouvrirent des écoles de belles lettres pour se ménager quelques ressources contre les rigueurs du sort, ce n’étoit que fureur & acharnement. Souvent un prince détruisoit les établissemens de son devancier dans les pays possédés par les successeurs d’Alexandre. Or, si les délices d’une trop longue paix, dit Longin, sont capables de corrompre les plus belles ames, à plus forte raison cette guerre sans fin qui trouble depuis si long-tems toute la terre, est-elle un puissant obstacle à nos desirs.

Il est vrai que Rome ouvrit une retraite honora-

ble à ces illustres bannis, & que le palais des Césars

leur fut souvent un asyle assuré ; mais ils n’y parurent qu’en qualité de philosophes & de grammairiens. Leurs occupations consistoient à expliquer les écrits des anciens, suivant les regles de la grammaire & de la rhétorique, mais non à composer des harangues grecques. Leur langue naturelle leur devenoit inutile dans une ville, où la seule langue latine étoit en usage dans les tribunaux, & ils n’avoient aucune part aux affaires. Les peuples d’Italie, encore au tems des enfans de Théodose, méprisoient souverainement le grec : en un mot, c’étoient des gens d’esprit, des savans, des philosophes ; mais ce n’étoient pas des orateurs.

8°. Les dissentions civiles avoient passé jusques dans les écoles. Les maîtres entr’eux, formoient des partis & des sectes ; chaque opinion avoit ses disciples & ses défenseurs ; on disputoit avec autant de fureur sur une question de rhétorique, que sur une affaire d’état. Tout avoit été converti en problème ; l’esprit de faction avoit comme saisi tous les Grecs, & ils étoient divisés entr’eux pour l’éloquence & les belles-lettres, encore plus qu’ils ne l’étoient pour le gouvernement de leurs républiques. Les maîtres s’applaudissoient puérilement de paroître à la tête d’une nouvelle troupe, & montroient avec une affectation ridicule leurs nouveaux éleves : ces disciples, comme des gens initiés à de nouveaux mysteres, ne parloient qu’avec insolence du parti opposé. Les plus célébres de ces maîtres furent Appollodore de Pergame & Théodore de Gadar ; le premier instruisit Auguste, & le second donna des leçons à Tibere. Peut-être que le génie différent de ces deux empereurs servit à étendre leur secte, & à lui donner du crédit ; quoi qu’il en soit, on distinguoit les Appollodoréens d’avec les Théodoréens, comme on distinguoit les philosophes du portique d’avec ceux de l’académie.

9°. L’arrangement des mots dans un discours, est à l’oreille ce que les couleurs sont à l’œil dans la peinture. Les écrivains des beaux siecles, convaincus de ce principe, s’appliquerent sur-tout à acquérir ce talent qui donne tant de graces à leurs compositions ; mais les derniers écrivains contens de raisonner, ont regardé le brillant de l’élocution, comme peu nécessaire. Les sophistes, moins habiles & moins solides qu’eux, ont au contraire quitté le raisonnement pour se répandre en paroles ; ils composerent des mots, refondirent de vieilles phrases, imaginerent de nouveaux tours. Incapables d’inventer par eux-mêmes, ce fut assez pour eux de coudre des lambeaux de Démosthène, de Lysias, d’Eschine, de fabriquer de nouvelles périodes, & d’emprunter des expressions & des couleurs poëtiques pour voiler plus artificieusement leur indigence. On y remarquoit bien le son & la voix des anciens Grecs, mais on n’y reconnoissoit plus leur esprit. Athènes elle-même, dit Cicéron, n’étoit plus respectée qu’à cause de ses premiers savans, dont la doctrine étoit entierement évanouie. Les Athéniens n’avoient plus conservé que la douceur de la prononciation qu’ils tenoient de la bonté de leur climat : c’étoit la seule chose qui les distinguoit des Asiatiques ; mais ils avoient laissé flétrir ces fleurs & ces graces du véritable atticisme que leurs peres avoient cultivés avec tant de soin.

10°. Les célébres orateurs de la Grece possédoient au souverain degré toutes les parties de l’éloquence, la subtilité de la dialectique, la majesté de la philosophie, le brillant de la poésie, la mémoire des jurisconsultes, la voix & les gestes des plus fameux acteurs ; ils en faisoient une étude particuliere. Les rhéteurs des derniers tems, au contraire, n’étoient que de purs dialecticiens, de frivoles gram-