Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 11.djvu/563

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

& Cicéron ont fait de ce grand homme. Wolfius a traduit en latin les harangues qui nous restent de lui ; M. de Tourreil en a donné une traduction françoise, avec une préface qui passe pour un chef d’œuvre.

Je ne parlerai pas ici de Dinarque, de Demade, & autres qui ont paru avec réputation, parce que ceux-ci ne nous ont laissé aucun écrit ; ceux-là n’ont inventé aucun genre de style particulier, & n’en ont perfectionné aucun. D’ailleurs je ne me suis proposé ici que de crayonner quelques traits des principaux orateurs grecs, pour pouvoir tracer en passant la suite des progrès, & finalement la chûte de l’éloquence dans ce beau pays du monde.

Troisieme age. La perte de plusieurs grands hommes qui se détruisirent respectivement par les intrigues des princes de Macédoine, entraîna la perte de l’éloquence avec la ruine de la république. Des orateurs d’esprit & de mérite occuperent encore le barreau avec éclat : mais ce n’étoit plus ni le même génie, ni la même liberté, ni la même grandeur : ils imposerent quelque tems à la multitude, & parurent avoir remplacé les Eschines & les Démosthenes ; mais les connoisseurs s’apperçurent bientôt du faux brillant qu’ils introduisoient, & du terrible déchet dont l’éloquence antique étoit menacée. Au lieu de cette éloquence noble & philosophique des anciens, on vit s’insinuer peu à-peu, depuis la mort d’Alexandre, une éloquence insolente, sans retenue, sans philosophie, sans sagesse, qui, détruisant jusqu’aux moindres trophées de la premiere, s’empara de toute la Grece : sortie des contrées délicieuses de l’Asie, elle travailla sourdement à supplanter l’ancienne, & y réussit en faisant illusion, & trompant l’imagination par des couleurs empruntées. Au lieu de ce vêtement majestueux, mais modeste, qui ornoit l’ancienne éloquence, elle prit une robe toute brillante & bigarrée de diverses couleurs, peu convenable à la poussiere du barreau. Ce ne fut plus que jeux d’esprit, que pointes, qu’antitheses, que figures, que métaphores, que termes sonores, mais vuides de sens.

Démétrius de Phalere, grand homme d’état, aussi versé dans les lettres & la philosophie que dans la politique, donna la premiere atteinte au goût solide qu’il avoit puisé dans l’école de Démosthene, dont il se faisoit honneur d’avoir été l’éleve. Cet orateur, soit par affectation, soit par choix, soit par nécessité, s’appliquoit plutôt à plaire au peuple & à l’amuser, qu’à l’abattre & qu’à exciter en lui une vive impression, comme faisoit Periclès, pour aiguillonner en quelque forte son courage, & le tirer de sa létargie. Ecrivain poli, il s’étudioit à charmer les esprits, & non à les enflammer ; à faire illusion, & non à convaincre. C’est plutôt un athlete de parade, formé pour figurer dans les jeux & les spectacles, qu’un guerrier terrible qui s’élance de sa tente pour frapper l’ennemi. Son style rempli de douceur & d’agrément, mais dénué de force & de vigueur, avec tout son brillant & son éclat, ne s’élevoit point au-dessus du médiocre : c’étoient des graces légeres & superficielles, qui disparoissoient à la vûe de l’éloquence sublime & magnifique de Démosthene. On le fait aussi auteur de la déclamation, genre d’exercice plus convenable à un sophiste qui cherche à faire parade d’esprit à l’ombre de l’école, qu’à un homme sensé, nourri & formé dans les affaires.

Cette nouveauté fut d’un exemple pernicieux, car ce style devint à la mode. Les sophistes qui succéderent à Démétrius, raffinerent encore cette invention, & ne s’occuperent plus qu’à subtiliser, qu’à terminer leurs périodes par des jeux de mots, des antithèses, des pointes d’esprit, des métaphores

outrées, des subtilités puériles ; mais dévoilons plus particulierement les causes de la chûte de l’éloquence.

1°. La perte de la liberté dans Athènes fut celle de l’éloquence. Un homme né dans l’esclavage, dit Longin, est capable des autres sciences, mais il ne peut jamais devenir orateur ; car un esprit abattu & comme dompté par la servitude n’a pas le courage de s’élever à quelque chose de grand : tout ce qu’il pourroit avoir de vigueur, s’évapore de lui-même, & il demeure toujours comme enchaîné dans une prison. La servitude la plus légitime est une espece de prison, où l’ame décroît & se rapetisse en quelque sorte ; au lieu que la liberté éleve l’ame des grands hommes, anime, excite puissamment en eux l’émulation, & entretient cette noble ardeur qui les encourage à s’élever au dessus des autres ; joignez-y les motifs intéressans, dont les républiques piquent leurs orateurs. Par eux leur esprit acheve de se polir, & se prête à leur faire cultiver avec une merveilleuse facilité les talens qu’ils ont reçus de la nature, sans les écarter un moment de ce goût de la liberté qui se fait sentir dans leurs discours, & jusque dans leurs moindres actions.

2°. A cet amour desintéressé de la liberté dans les républicains succéda sous une domination étrangere un desir passionné des richesses : on oublia tout sentiment de gloire & d’honneur, pour mandier servilement les faveurs des nouveaux maîtres, & ramper à leurs piés. Or, dit Longin, comme il est impossible qu’un juge corrompu juge sans passion & sainement de tout ce qui est juste & honnête, parce qu’un esprit qui s’est laissé gagner aux présens, ne connoît de juste & d’honnête que ce qui lui est utile : comment pourrions-nous trouver de grandes actions dignes de la postérité dans ce malheureux siecle où nous ne nous occupons qu’à tromper celui-ci pour nous approprier sa succession, qu’à tendre des pieges à cet autre, pour nous faire écrire dans son testament, & qu’à faire un trafic infame de tout ce qui peut nous apporter du gain ?

3°. La corruption des mœurs engloutit, pour ainsi dire, tous les talens. Les esprits comme abatardis par le luxe, se jetterent dans un désordre affreux. Si on donnoit quelque tems à l’étude, ce n’étoit que par pur amusement ou pour faire une vaine parade de sa science, & non par une noble émulation, ni pour tirer quelque profit louable & solide. Les Grecs, sous l’empire des étrangers, furent comme une nouvelle nation vendue à la mollesse & à la volupté. Vils instrumens des passions de leurs maîtres, ils trafiquerent honteusement leurs vrais intérêts & leur réputation, pour goûter les fades douceurs d’un lâche repos : nulle émulation, nul desir de la vraie gloire, tout étoit sacrifié au plaisir. Or dès qu’un homme oublie le soin de la vertu, il n’est plus capable que d’admirer les choses frivoles ; il ne sauroit plus lever les yeux pour regarder au-dessus de soi, ou rien dire qui passe le commun ; tout ce qu’il a de noble & de grand se fanne, se séche, & n’attire plus que le mépris.

4°. La mauvaise éducation suivit de près la servitude & le luxe. Les études furent négligées & altérées, parce qu’elles ne conduisoient plus aux premieres portes de l’état. On vouloit qu’un précepteur coûtât moins qu’un esclave ; on sait à ce sujet le beau mot d’un philosophe : comme il demandoit mille drachmes pour instruire un jeune homme ; c’est trop, répondit le pere, il n’en coûte pas plus pour acheter un esclave. Hé bien, à ce prix vous en aurez deux, reprit le philosophe, votre fils & celui que vous acheterez.

Les rhéteurs avec un manteau de pourpre des mieux travaillés, avec des chaussures attiques, com-