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moins, & ont été invités par lui-même à le tromper. Ainsi ma pensée est qu’on n’a point mis d’abord des oracles dans la Béotie, parce qu’elle est montagneuse ; mais que l’oracle de Delphes ayant une fois pris naissance dans la Béotie, les autres, que l’on fit à son imitation dans le même pays, furent mis dans des cavernes, parce que les prêtres en avoient reconnu la commodité.

Cet usage ensuite se répandit presque par-tout. Le prétexte des exhalaisons divines rendoit les cavernes nécessaires ; & il semble de plus que les cavernes inspirent d’elles-mêmes je ne sais quelle horreur, qui n’est pas inutile à la superstition. Peut être la situation de Delphes a-t-elle bien servi à la faire regarder comme une ville sainte. Elle étoit à moitié chemin de la montagne du Parnasse, bâtie sur un peu de terre plaine, & environnée de précipices, qui la fortifioient sans le secours de l’art. La partie de la montagne qui étoit au-dessus, avoit à-peu-près la figure d’un théâtre, & les cris des hommes, & le son des trompettes se multiplioient dans les rochers.

La commodité des prêtres & la majesté des oracles, demandoient donc également des cavernes ; aussi ne voyez-vous pas un si grand nombre de temples prophétiques en plat pays : mais s’il y en avoit quelques-uns, on savoit bien remédier à ce défaut de leur situation. Au lieu de cavernes naturelles, on en faisoit d’artificielles ; c’est-à-dire de ces sanctuaires qui étoient des especes d’antres, où résidoit particulierement la divinité, & où d’autres que les prêtres n’entroient jamais.

Dans ces sanctuaires ténébreux étoient cachées toutes les machines des prêtres, & ils y entroient par des conduits souterrains. Rufin nous décrit le temple de Sérapis tout plein de chemins couverts ; & pour rapporter un témoignage encore plus fort que le sien, l’Ecriture sainte ne nous apprend-elle pas comment Daniel découvrit l’imposture des prêtres de Belus, qui savoient bien rentrer secrétement dans son temple, pour prendre les viandes qu’on y avoit offertes ? Il s’agit là d’un des miracles du paganisme qui étoit cru le plus universellement, de ces victimes que les dieux prenoient la peine de venir manger eux-mêmes. L’Ecriture attribue-t-elle ce prodige aux démons ? Point du tout, mais à des prêtres imposteurs ; & c’est-là la seule fois où l’Ecriture s’étend un peu sur un prodige du paganisme : & en ne nous avertissant point que tous les autres n’étoient pas de la même nature, elle nous donne à entendre fort clairement qu’ils en étoient. Combien après tout, devoit-il être plus aisé de persuader aux peuples que les dieux descendoient dans des temples pour leur parler, leur donner des instructions utiles, que de leur persuader qu’ils venoient manger des membres de chevres & de moutons ? Et si les prêtres mangeoient en la place des dieux, à plus forte raison pouvoient-ils parler aussi en leur place.

Les prêtres pour mieux jouer leur jeu, établirent encore de certains jours malheureux, où il n’étoit point permis de consulter l’oracle. Par ce moyen, ils pouvoient renvoyer les consultans lorsqu’ils avoient des raisons de ne pas répondre ; ou bien pendant ce tems de silence, ils prenoient leurs mesures, & faisoient leurs préparatifs.

A l’occasion de ces prétendus jours malheureux, il fut rendu à Alexandre un des plus jolis oracles qui ait jamais été. Il étoit allé à Delphes pour consulter le dieu ; & la prêtresse qui prétendoit qu’il n’étoit point alors permis de l’interroger, ne vouloit point entrer dans le temple. Alexandre qui étoit impérieux, la prit par le bras pour l’y mener de force ; & elle s’écria : Ah, mon fils, on ne peut te résister ! Je n’en veux pas davantage, dit Alexandre, cet oracle me suffit.

Les prêtres avoient encore un secret pour gagner du tems, quand il leur plaisoit. Avant que de consulter l’oracle il falloit sacrifier ; & si les entrailles des victimes n’étoient point heureuses, le dieu n’étoit point en état de répondre : Et qui jugeoit des entrailles des victimes ? Les prêtres. Le plus souvent même, ainsi qu’il paroît par beaucoup d’exemples, ils étoient seuls à les examiner ; & tel qu’on obligeoit à recommencer le sacrifice, avoit pourtant immolé un animal dont le cœur & le foie étoient les plus beaux du monde.

Les prêtres firent mieux encore, ils établirent certains mysteres qui engageoient à un secret inviolable ceux qui y étoient initiés : il n’y avoit personne à Delphes qui ne se trouvât dans ce cas. Cette ville n’avoit point d’autre revenu que celui de son temple, & ne vivoit que d’oracles ; or les prêtres s’assuroient de tous les habitans, en se les attachant par le double lien de l’intérêt & de la superstition. On eût été bien reçu à parler contre les oracles d’Apollon dans une telle ville !

Ceux qu’on initioit aux mysteres, donnoient des assurances de leur discrétion. Ils étoient obligés à faire aux prêtres une confession de tout ce qu’il y avoit de plus caché dans leur vie ; & c’étoit après cela à ces pauvres initiés à prier les prêtres de leur garder le secret.

Ce fut sur cette confession qu’un lacédémonien, qui s’alloit faire initier aux mysteres de Samothrace, dit brusquement aux prêtres qui l’interrogeoient : « Si j’ai fait des crimes, les dieux le savent bien ». Un autre répondit à-peu-près de la même façon. « Est-ce à toi, ou au dieu qu’il faut confesser ses crimes ? C’est au dieu, dit le prêtre : Et bien retire-toi donc, reprit le lacédémonien, je les confesserai au dieu ». Ces deux lacédémoniens, qui à-coup-sûr, ne furent pas reçus, pensoient précisement sur la confession des crimes qu’exigeoient les prêtres, ce que les Anglois pensent sur la confession des péchés dans le Christianisme.

Mais sans s’étendre davantage sur les artifices des oracles, il vient naturellement dans l’esprit une question difficile à résoudre ; savoir, pourquoi les démons ne prédisoient l’avenir que dans des trous, dans des cavernes & dans des lieux obscurs ? Et pourquoi ils ne s’avisoient jamais d’animer une statue, ou de faire parler une prêtresse dans un carrefour, exposé de toutes parts aux yeux de tout le monde ?

On pourroit imaginer que les oracles qui se rendoient sur des billets cachetés, & plus encore ceux qui se rendoient en songe, avoient besoin de démons ; mais il nous seroit aisé de faire voir qu’ils n’avoient rien de plus miraculeux que les autres.

Les prêtres n’étoient pas scrupuleux jusqu’au point de n’oser décacheter les billets qu’on leur apportoit ; il falloit qu’on les laissât sur l’autel, après quoi on fermoit le temple, où les prêtres savoient rentrer sans qu’on s’en apperçût ; ou bien il falloit mettre ces billets entre les mains des prêtres, afin qu’ils dormissent dessus, & reçussent en songe la réponse. Or dans l’un & l’autre cas, ils avoient le loisir & la liberté de les ouvrir. Ils savoient pour cela plusieurs secrets, dont quelques-uns furent mis en pratique par le faux prophete de Lucien. On peut les voir dans cet auteur même, si l’on est curieux d’apprendre comment on s’y prenoit pour décacheter les billets sans qu’il y parût. C’est à-peu-près la même méthode qui est aujourd’hui en usage dans les bureaux des postes.

Les prêtres qui n’osoient se hasarder à décacheter les billets, tâchoient de savoir adroitement ce qui amenoit les gens à l’oracle. D’ordinaire c’étoit des personnes considérables, méditant quelque