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L’intelligence des sons est tellement universelle, qu’elle nous affecte de différentes passions, qu’ils représentent aussi fortement, que s’ils étoient exprimés dans notre langue maternelle. Le langage humain varie suivant les diverses nations. La nature plus puissante, & plus attentive aux besoins & aux plaisirs de ses créatures, leur a donné des moyens généraux de les peindre, & ces moyens généraux sont imités merveilleusement par des chants.

S’il est vrai que des sons aigus expriment mieux le besoin de secours dans une crainte violente, ou dans une douleur vive, que des paroles entendues dans une partie du monde, & qui n’ont aucune signification dans l’autre ; il n’est pas moins certain que de tendres gémissemens frappent nos cœurs d’une comparaison bien plus efficace, que des mots, dont l’arrangement bisarre fait souvent un effet contraire. Les sons vifs & légers de la musique ne portent-ils pas inévitablement dans notre ame un plaisir gai, que le récit d’une histoire divertissante n’y fait jamais naître qu’imparfaitement ?

Mais, dira-t-on, il est fort étrange qu’un homme vienne nous assurer en vers qu’il est accablé de malheurs, & que bientôt après il se tue lui-même en chantant. Je pourrois répondre, que l’idée qu’on se fait du chant & l’habitude où l’on est dès le bas âge de le regarder comme l’enfant unique du plaisir, & de la joie, cause en partie cette prévention. Elle se dissiperoit si l’on considéroit le chant dans son essence réelle, c’est-à-dire, si l’on réflechissoit que le chant n’est précisement qu’un arrangement de tons différens ; alors il ne paroîtroit pas plus extraordinaire que les tons d’un héros fussent mesurés à l’opéra, que d’entendre à la comédie un prince parler en vers à son conseil sur des matieres importantes.

Supposons pour un moment que le roi de France envoyât les acteurs & les actrices de l’opéra peupler une colonie déserte, & qu’il leur ordonnât de ne se demander les choses les plus nécessaires, & de ne converser ensemble que comme ils se parlent sur le théâtre ; les enfans qui naîtroient au bout de quelque-tems dans cette île bégayeroient des airs, & toutes les inflexions de leur voix seroient mesurées. Les fils des danseurs marcheroient toujours en cadence, pour se rendre en quelque lieu que ce fût ; & si cette postérité chantante & dansante venoit jamais dans la patrie de ses peres, ses oreilles seroient choquées de la dissonnance qui regne dans les tons de notre conversation, & ses yeux seroient blessés de notre façon de marcher.

L’opéra est si brillant par sa magnificence, & si surprenant par ses machines, qui font voler une homme aux cieux, ou le font descendre aux enfers, & qui dans un instant placent un palais superbe où étoit un désert affreux, que si les peuples sauvages voisins de l’île où dans ma supposition j’ai rélégué l’opéra, venoit à ce spectacle, loin de le trouver ridicule, je ne doute guere qu’il n’admirassent le génie des acteurs, & qu’ils ne les regardassent comme des intelligences célestes.

Dans nos pays éclairés sur les ressorts qui meuvent toutes les divinités de l’opéra, les sens même sont si flattés par le chant des récits, par l’harmonie qui les accompagne, par les chœurs, par la symphonie, par le spectacle entier, que l’ame qui se laisse facilement séduire à leur plaisir, veut bien être enchantée par une fiction, dont l’illusion est, pour ainsi dire, papable.

Il s’en faut pourtant beaucoup que les décorations, la musique, le choix des pieces, leur conduite, & les acteurs qui les jouent soient sans défauts. Ajoutez que les salles où l’on représente ces sortes de pieces merveilleuses, sont si petites, si négligées, si mal placées, qu’il paroît que le gouver-

nement protege moins ce spectacle, qu’il ne le tolere.

Quant à la versification de nos opéras, elle est si prosaïque, si monotone, si dénuée du style de la poésie, qu’on n’en peut entreprendre l’éloge. Quinaut lui-même, souvent très-heureux dans les pensées, ne l’est pas toujours dans l’expression. Ses plus belles images sont foibles, comparées à celles de nos illustres poëtes dramatiques. Je ne choisis point ses moindres vers, lorsque je prends ceux-ci pour exemple.

C’est peut-être trop tard vouloir plaire à vos yeux,
Je ne suis plus au tems de l’aimable jeunesse,
Mais je suis roi, belle princesse,
Et roi victorieux.
Faites grace à mon âge en faveur de ma gloire.

Mithridate plein de la même idée, la rend dans Racine par ces images toutes poétiques.

Jusqu’ici la fortune, & la victoire même,
Cachoient mes cheveux blancs sous trente diadêmes ;
Mais ce tems-la n’est plus ; je regnois, & je fuis.
Mes ans se sont accrus, mes honneurs sont détruits ;
Et mon front dépouillé d’un si noble avantage,
Du tems qui l’a flétri, laisse voir tout l’outrage.

Ne voit-on pas tomber tant de couronnes de la tête de Mithridate vaincu, ses cheveux blancs, ses rides paroître, & ce roi a qui sa disgrace fait songer à sa vieillesse, honteux de parler d’amour ? (D. J.)

Opéra des bamboches, (Spectacle françois.) l’opéra des bamboches, de l’invention de la Grille, fut établi à Paris vers l’an 1674, & attira tout le monde durant deux hivers. Ce spectacle étoit un opéra ordinaire, avec la différence que la partie de l’action s’exécutoit par une grande marionette, qui faisoit sur le théâtre les gestes convenables aux récits que chantoit un musicien, dont la voix sortoit par une ouverture ménagée dans le plancher de la scene : ces sortes de spectacles ridicules réussiront toujours dans ce pays.

Opéra comique, (Spectacle françois.) ce spectacle est ouvert à Paris durant les foires de S. Laurent & de S. Germain. On peut fixer l’époque de l’opéra comique en 1678, & c’est, en effet, cette année que la troupe d’Alard & de Maurice vint représenter un divertissement comique, en trois intermedes, intitulé les forces de l’amour & de la magie. C’étoit un composé bisarre de plaisanteries grossieres, de mauvais dialogues, de sauts périlleux, de machines & de danses.

Ce ne fut qu’en 1715 que les comédiens forains ayant traité avec les syndics & directeurs de l’acad. royale de musique, donnerent à leur spectacle le titre d’opéra comique. Les pieces ordinaires de cet opéra, étoient des sujets amusans mis en vaudevilles, mêlés de prose, & accompagnés de danses & de ballets. On y représentoit aussi les parodies des pieces qu’on jouoit sur les théâtres de la comédie françoise, & de l’académie de musique. M. le Sage est un des auteurs qui a fourni un plus grand nombre de jolies pieces à l’opéra comique ; & l’on peut dire en un sens, qu’il fut le fondateur de ce spectacle, par le concours de monde qu’il y attiroit.

Les comédiens françois voyant avec déplaisir que le public abandonnoit souvent leur théâtre, pour courir à celui de la foire, firent entendre leurs plaintes, & valoir leur privilege. Ils obtinrent que les comédiens forains ne pourroient faire des représentations ordinaires. Ceux-ci ayant donc été réduits à ne pouvoir parler, eurent recours à l’usage des cartons sur lesquels on écrivoit en prose, ce que le jeu des acteurs ne pouvoit rendre. A cet expédient on en substitua un meilleur, ce fut d’écrire des cou-