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tere le plus inoui, sans qu’on y trouve rien de miraculeux & de surnaturel. Comment donc nous assurer, demandera-t-on, que les événemens regardés comme surnaturels & miraculeux le sont réellement, ou comment savoir jusqu’où s’étend la vertu de ce principe ordinaire, qui par une longue suite de tems & de combinaisons particulieres, peut faire les choses les plus extraordinaires ?

J’avoue qu’en beaucoup d’événemens qui paroissent des merveilles au peuple, un homme sage doit avec prudence suspendre son jugement. Il faut avouer aussi qu’il est des événemens d’un tel caractere, qu’il ne peut venir à l’esprit des personnes sensées, de juger qu’ils sont l’effet de ce principe commun des choses, & que nous appellons l’ordre de la nature : tel est, par exemple, la résurrection d’un homme mort.

On aura beau dire qu’on ne sait pas jusqu’où s’étendent les forces de la nature, & qu’elle a peut-être des secrets pour opérer les plus surprenans effets, sans que nous en connoissions les ressorts. La passion de contrarier, ou quelqu’autre intérêt, peut faire venir cette pensée à l’esprit de certaines gens ; mais cela ne fait nulle impression sur les personnes judicieuses, qui font une sérieuse réflexion, & qui veulent agir de bonne foi avec eux-mêmes comme avec les autres. L’impression de vérité commune qui se trouve manifestement dans le plus grand nombre des hommes sensés & habiles, est la regle infaillible pour discerner le surnaturel d’avec le naturel : c’est la regle même que l’Auteur de la nature a mise dans tous les hommes ; & il se seroit démenti lui-même s’il leur avoit fait juger vrai ce qui est faux, & miraculeux ce qui n’est que naturel.

Le naturel est opposé à l’artificiel aussi-bien qu’au miraculeux ; mais non de la même maniere. Jamais ce qui est surnaturel & miraculeux ne sauroit être dit naturel ; mais ce qui est artificiel peut s’appeller naturel, & il l’est effectivement en-tant qu’il n’est point miraculeux.

L’artificiel n’est donc que ce qui part du principe ordinaire des choses, mais auquel est survenu le soin & l’industrie de l’esprit humain, pour atteindre à quelque fin particuliere que l’homme se propose.

La pratique d’élever avec des pompes une masse d’eau immense, est quelque chose de naturel ; cependant elle est dite artificielle & non pas naturelle, en-tant qu’elle n’a été introduite dans le monde que moyennant le soin & l’industrie des hommes.

En ce sens là, il n’est presque rien dans l’usage des choses, qui soit totalement naturel, que ce qui n’a point été à la disposition des hommes. Un arbre, par exemple, un prûnier est naturel lorsqu’il a crû dans les forêts, sans qu’il ait été ni planté ni greffé ; aussi-tôt qu’il l’a été, il perd en ce sens là, autant de naturel qu’il a reçu d’impressions par le soin des hommes. Est-ce donc que sur un arbre greffé, il n’y croît pas naturellement des prûnes ou des cerises ? Oui en-tant qu’elles n’y croissent pas surnaturellement ; mais non pas en-tant qu’elles y viennent par le secours de l’industrie humaine, ni en tant qu’elles deviennent telle prûne ou telle cerise, d’un goût & d’une douceur qu’elles n’auroient point eu sans le secours de l’industrie humaine ; par cet endroit la prûne & la cerise sont venues artificiellement & non pas naturellement.

On demande ici, en quel sens on dit, parlant d’une sorte de vin, qu’il est naturel, tout vin de foi étant artificiel ; car sans l’industrie & le soin des hommes il n’y a point de vin : de sorte qu’en ce sens là le vin est aussi véritablement artificiel que l’eau-de-vie & l’esprit-de-vin. Quand donc on appelle du vin naturel, c’est un terme qui signifie que le vin est dans la constitution du vin ordinaire ; & sans qu’on y ait

rien fait que ce qu’on a coutume de faire à tous les vins qui sont en usage dans le pays & dans le tems où l’on se trouve.

Il est aisé après les notions précédentes, de voir en quel sens on applique aux diverses sortes d’esprit la qualité de naturel & de non-naturel. Un esprit est censé & dit naturel, quand la disposition où il se trouve ne vient ni du soin des autres hommes, dans son éducation, ni des réflexions qu’il auroit fait lui-même en particulier pour se former.

Au terme de naturel, pris en ce dernier sens, on oppose les termes de cultivé ou d’affecté, dont l’un se prend en bonne & l’autre en mauvaise part : l’un qui signifie ce qu’un soin & un art judicieux a sçu ajouter à l’esprit naturel ; l’autre ce qu’un soin vain & malentendu y ajoute quelquefois.

On en peut dire à proportion autant des talens de l’esprit. Un homme est dit avoir une logique ou une éloquence naturelle. lorsque sans les connoissances acquises par l’industrie & la réflexion des autres hommes, ni par la sienne propre, il raisonne cependant aussi juste qu’on puisse raisonner ; ou quand il fait sentir aux autres, comme il lui plait, avec force & vivacité ses pensées & ses sentimens.

Naturel, le, s. m. (Morale.) le tempérament, le caractere, l’humeur, les inclinations que l’homme tient de la naissance, est ce qu’on appelle son naturel. Il peut être vicieux ou vertueux, cruel & farouche comme dans Néron, doux & humain comme dans Socrate, beau comme dans Montesquieu, infâme comme dans C …, F … ou P …, &c.

L’éducation, l’exemple, l’habitude peuvent à la vérité rectifier le naturel dont le penchant est rapide au mal, ou gâter celui qui tend le plus heureusement vers le bien ; mais quelque grande que soit leur puissance, un naturel contraint, le trahit dans les occasions imprévues : on vient à bout de le vaincre quelquefois, jamais on ne l’étouffe. La violence qu’on lui fait, le rend plus impétueux dans ses retours ou dans ses emportemens. Il est cependant un art de former l’ame comme de façonner le corps, c’est de proportionner les exercices aux forces, & de donner du relâche aux efforts. Il y a deux tems à observer : le moment de la bonne volonté pour se fortifier, & le moment de la répugnance pour se roidir. De ces deux extrémités, résulte une certaine aisance propre à maintenir le naturel dans un juste tempérament. Nos sentimens ne tiennent pas moins au naturel, que nos actions à l’habitude. La superstition seule surmonte le penchant de la nature, & l’ascendant de l’habitude, témoin le moine Clément.

Le bon naturel semble naître avec nous ; c’est un des fruits d’un heureux tempérament que l’éducation peut cultiver avec gloire, mais qu’elle ne donne pas. Il met la vertu dans son plus grand jour, & diminue en quelque maniere la laideur du vice ; sans ce bon naturel, du moins sans quelque chose qui en revêt l’apparence, on ne sauroit avoir aucune société durable dans le monde. De-là vient que pour en tenir lieu, on s’est vu réduit à forger une humanité artificielle, qu’on exprime par le mot de bonne éducation ; car si l’on examine de près l’idée attachée à ce terme, on verra que ce n’est autre chose que le singe du bon naturel, ou si l’on veut, l’affabilité, la complaisance & la douceur du tempérament, réduite en art. Ces dehors d’humanité rendent un homme les délices de la société, lorsqu’ils se trouvent fondés sur la bonté réelle du cœur ; mais sans elle, ils ressemblent à une fausse montre de sainteté, qui n’est pas plûtôt découverte, qu’elle rend ceux qui s’en parent, l’objet de l’indignation de tous les gens de bien.

Enfin, comme c’est du naturel que notre sort dé-