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pour completter aussi l’analyse de son histoire, de dire quel a été son sort & sa destinée vis à-vis des ministres théocratiques qui survécurent à la ruine de leur premiere puissance. La révolution qui plaça les despotes sur le trone du dieu monarque, n’a pu se faire sans doute, sans exciter & produire beaucoup de disputes entre les anciens & les nouveaux maîtres : l’ordre théocratique dut y voir la cause du dieu monarque intéressée. L’élection d’un roi pouvoit être regardée en même tems comme une rébellion & comme une idolâtrie. Que de fortes raisons pour inquiéter les rois, & pour tourmenter les peuples ! Cet ordre fut le premier ennemi des empires naissans, & de la police humaine. Il ne cessa de parler au nom du monarque invisible pour s’assujettir le monarque visible ; & c’est depuis cette époque, que l’on a souvent vu les deux dignités suprèmes se disputer la primauté, lutter l’une contre l’autre dans le plein & dans le vuide, & se donner alternativement des bornes & des limites idéales, qu’elles ont alternativement franchies suivant qu’elles ont été plus ou moins secondées des peuples indécis & flottans entre la superstition & le progrès des connoissances.

Un reste de respect & d’habitude ayant laissé subsister les anciens symboles de pierre & de métal qu’on auroit dû supprimer, puisque les symboles humains devoient en tenir lieu, ils resterent sous la direction de leurs anciens officiers, qui n’eurent plus d’autre occupation que celle de les faire valoir de leur mieux, afin d’attirer de leur côté par un culte religieux, les peuples qu’un culte politique & nouveau attiroit puissamment vers un autre objet. La diversion a dû être forte sans doute dès les commencemens de la royauté ; mais les desordres des princes ayant bien-tôt diminué l’affection qu’on devoit à leur trone, les hommes retournerent aux autels des dieux & aux autres oracles, & rendirent à l’ordre théocratique presque toute sa premiere autorité. Ces ministres dominerent bien-tôt sur les despotes eux-mêmes : les symboles de pierre commanderent aux symboles vivans ; la constitution des états devint double & ambiguë, & la réforme que les peuples avoient cru mettre dans leur premier gouvernement ne servit qu’à placer une théocratie politique à côté d’une théocratie religieuse, c’est-à-dire qu’à les rendre plus malheureux en doublant leurs chaînes avec leurs préjugés.

La personne même des despotes ne se ressentit que trop du vice de leur origine ; si les nations se sont avisées quelquefois d’enchaîner les statues de leurs dieux, elles en ont aussi usé de même vis-à-vis des symboles humains, c’est ce que nous avons déja remarqué chez les peuples de Saba & d’Abissinie, où les souverains étoient le jouet & la victime des préjugés qui leur avoient donné une existance funeste par ses faux titres. De plus, comme l’origine des premiers despotes, & l’origine de tous les simulacres des dieux étoit la même ; les ministres théocratiques les regarderent souvent comme des meubles du sanctuaire, & les considérant sous le même point du vue que ces idoles primitives qu’ils décoroient à leur fantaisie, & qu’ils faisoient paroître ou disparoître à leur gré ; ils se crurent de même en droit de changer sur le trône comme sur l’autel ces nouvelles images du dieu monarque, dont ils se croyoient eux seuls les véritables ministres. Voilà quel a été le titre dont se sont particulierement servis contre les souverains de l’ancienne Ethiopie les ministres idolâtres du temple de Meroë.

« Quand il leur en prenoit envie, dit Diodore de Sicile, liv. III. ils écrivoient aux monarques que les dieux leur ordonnoient de mourir, & qu’ils ne pouvoient, sans crime, désobéir à un jugement

du ciel. Ils ajoutoient à cet ordre plusieurs autres raisons qui surprenoient aisément des hommes simples, prévenus par l’antiquité de la coutume, & qui n’avoient point le génie de résister à ces commandemens injustes. Cet usage y subsista pendant une longue suite de siecles, & les princes se soumirent à toutes ces cruelles ordonnances, sans autre contrainte que leur propre superstition. Ce ne fut que sous Ptolomée II. qu’un prince, nommé Ergamenes, instruit dans la philosophie des Grecs, ayant reçu un ordre semblable, osa le premier secouer le joug ; il prit, continue notre auteur, une résolution vraiment digne d’un roi ; il assembla son armée, & marcha contre le temple, détruisit l’idole avec ses ministres, & réforma leur culte. »

C’est sans doute l’expérience de ces tristes excès qui avoit porté dans la plus haute antiquité plusieurs peuples à reconnoître dans leurs souverains les deux dignités suprêmes, dont la division n’avoit pu produire que des effets funestes. On avoit vu en effet dès les premiers tems connus, le sacerdoce souvent uni à l’empire, & des nations penser que le souverain d’un état en devoit être le premier magistrat ; cependant l’union du diadème & de l’autel ne fut pas chez ces nations sans vice & sans inconvenient, parce que chez plusieurs d’entre elles le trône n’étoit autre chose que l’autel même, qui s’étoit sécularisé, & que chez toutes on cherchoit les titres de cette union dans des préventions théocratiques & mystiques, toutes opposées au bien-être des sociétés.

Nous terminerons ici l’histoire du despotisme ; nous avons vu son origine, son usage & ses faux titres, nous avons suivi les crimes & les malheurs des despotes, dont on ne peut accuser que le vice de l’administration surnaturelle qui leur avoit été donnée.

La théocratie dans son premier âge avoit pris les hommes pour des justes, le despotisme ensuite les a regardé comme des méchans ; l’une avoit voulu afficher le ciel, l’autre n’a représenté que les enfers ; & ces deux gouvernemens, en supposant des principes extrèmes qui ne sont point faits pour la terre, on fait ensemble le malheur du genre humain, dont ils ont changé le caractere & perverti la raison. L’idolâtrie est venue s’emparer du trône élevé au dieu monarque, elle en a fait son autel, le despotisme a envahi son autel, il en a fait son trône ; & une servitude sans borne a pris la place de cette précieuse liberté qu’on avoit voulu afficher & conserver par des moyens surnaturels. Ce gouvernement n’est donc qu’une théocratie payenne, puisqu’il en a tous les usages, tous les titres & toute l’absurdité.

Arrivé au terme où l’abus du pouvoir despotique va faire paroître en diverses contrées le gouvernement républicain ; c’est ici que dans cette multitude de nations anciennes, qui ont toutes été soumises à une puissance unique & absolue, on va reconnoître dans quelques-unes, cette action physique qui concourt à fortifier ou à affoiblir les préjugés qui commandent ordinairement aux nations de la terre avec plus d’empire que leurs climats.

Lorsque les abus de la premiere théocratie avoient produit l’anarchie & l’esclavage ; l’anarchie avoit été le partage de l’occident dont tous les peuples devinrent errans & sauvages, & la servitude avoit été le sort des nations orientales. Les abus du despotisme ayant ensuite fait gémir l’humanité, & ces abus s’étant introduit dans l’Europe par les législations & les colonies asiatiques qui y répandirent une seconde fois leurs préjugés & leurs faux principes ; cette partie du monde sentit encore la force de son climat, elle souffrit, il est vrai, pendant quelques-tems ; mais