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particuliers n’ayant point été différente de la raison publique, avoit été la seule & l’unique loi ; telle a été l’origine des premiers codes ; ils ne changerent rien aux ressorts primitifs de la conduite des sociétés. Cette précaution nouvelle n’avoit eu pour objet que de les fortifier, en raison de la grandeur & de l’étendue du corps qu’ils avoient à faire mouvoir, & l’homme s’y soumit sans peine ; ses besoins lui ayant fait connoître de bonne heure qu’il n’étoit point un être qui pût vivre isolé sur la terre, il s’étoit dès le commencement réuni à ses semblables, en préférant les avantages d’un engagement nécessaire & raisonnable à sa liberté naturelle ; & l’agrandissement de la société ayant ensuite exigé que le contrat tacite que chaque particulier avoit fait avec elle en s’y incorporant, eût une forme plus solemnelle, & qu’il devînt authentique, il y consentit donc encore ; il se soumit aux lois écrites, & à une subordination civile & politique ; il reconnut dans ses anciens des supérieurs, des magistrats, des prêtres : bien plus, il chercha un souverain, parce qu’il connoissoit dès lors, qu’une grande société sans chef ou sans roi n’est qu’un corps sans tête, & même qu’un monstre dont les mouvemens divers ne peuvent avoir entre eux rien de raisonné ni d’harmonique.

Pour s’appercevoir de cette grande vérité, l’homme n’eut besoin que de jetter un coup d’œil sur cette société qui s’étoit déja formée : nous ne pouvons en effet, à l’aspect d’une assemblée telle qu’elle soit, nous empêcher d’y chercher celui qui en est le chef ou le premier ; c’est un sentiment involontaire & vraiment naturel, qui est une suite de l’attrait secret qu’ont pour nous la simplicité & l’unité, qui sont les caracteres de l’ordre & de la vérité : c’est une inspiration précieuse de notre raison, par laquelle tel penchant que nous ayons tous vers l’indépendance, nous savons nous soumettre pour notre bien être & pour l’amour de l’ordre. Loin que le spectacle de celui qui préside sur une société soit capable de causer aucun déplaisir à ceux qui la composent, la raison privée ne peut le voir sans un retour agréable & flatteur sur elle-même, parce que c’est cette société entiere, & nous mêmes qui en faisons partie, que nous considérons dans ce chef & dans cet organe de la raison publique dont il est le miroir, l’image & l’auguste représentation. La premiere société réglée & policée par les lois, n’a pu sans doute se contempler elle-même sans s’admirer.

L’idée de se donner un roi a donc été une des premieres idées de l’homme sociable & raisonnable. Le spectacle de l’univers seconda même la voix de la raison. L’homme alors encore inquiet, levoit souvent les yeux vers le ciel pour étudier le mouvement des astres & leur accord, d’où dépendoit la tranquillité de la terre & de ses habitans ; & remarquant sur-tout cet astre unique & éclatant qui semble commander à l’armée des cieux & en être obéi, il crut voir là-haut l’image d’un bon gouvernement, & y reconnoître le modele & le plan que devoit suivre la société sur la terre, pour le rendre heureux & immuable par un semblable concert. La religion enfin appuya tous ces motifs. L’homme ne voyoit dans toute la nature qu’un soleil, il ne connoissoit dans l’univers qu’un être suprême ; il vit donc par-là qu’il manquoit quelque chose à sa législation ; que sa société n’étoit point parfaite ; en un mot qu’il lui falloit un roi qui fût le pere & le centre de cette grande famille, & le protecteur & l’organe des lois.

Ce furent-là les avis, les conseils & les exemples que la raison, le spectacle de la nature & la religion donnerent unanimement à l’homme dès les premiers tems ; mais il les éluda plutôt qu’il ne les suivit. Au lieu de se choisir un roi parmi ses semblables, avec lequel la société auroit fait le même contrat que cha-

que particulier avoit ci-devant fait avec elle, l’homme

proclama le roi de l’âge d’or, c’est-à dire, l’Etre suprème ; il continua à le regarder comme son monarque ; & le couronnant dans les formes, il ne voulut point qu’il y eût sur la terre, comme dans le ciel, d’autre maître, ni d’autre souverain.

On ne s’est pas attendu sans doute à voir de si près la chute & l’oubli des sentimens que nous nous sommes plu à mettre dans l’esprit humain, au moment où les sociétés songeoient à représenter leur unité par un monarque. Si nous les avons fait ainsi penser, c’est que ces premiers sentimens vrais & pleins de simplicité sont dignes de ces âges primitifs, & que la conduite surnaturelle de ces sociétés semble nous indiquer qu’elles ont été surprises & trompées dans ce fatal moment. Peut-être quelques-uns soupçonneront-ils que l’amour de l’indépendance a été le mobile de cette démarche, & que l’homme, en refusant de se donner un roi visible, pour en reconnoître un qu’il ne pouvoit voir, a eu un dessein tacite de n’en admettre aucun. Ce seroit rendre bien peu de justice à l’homme en général, & en particulier à l’homme échappé des malheurs du monde, qui a été porté plus que tous les autres à faire le sacrifice de sa liberté & de toutes ses passions. S’il fit donc, en se donnant un roi, une si singuliere application des leçons qu’il recevoit de sa raison & de la nature entiere, c’est qu’il n’avoit point encore épuré sa religion comme sa police civile & domestique, & qu’il ne l’avoit pas dégagée de la superstition, cette fille de la crainte & de la terreur, qui absorbe la raison, & qui prenant la place & la figure de la religion l’anéantit elle-même pour livrer l’humanité à la fraude & à l’imposture : l’homme alors en fut cruellement la dupe ; elle seule présida à l’élection du dieu monarque, & ce fut-là la premiere époque & la source de tous les maux du genre humain.

Comme nous avons dit ci-devant que les premieres familles n’eurent point d’autre roi que le dieu qu’elles invoquoient, & comme c’est ce même usage qui s’étant consacré avec le tems, porta les nations multipliées à métamorphoser ce culte religieux en un gouvernement politique, il importe ici de faire connoître quels ont été les préjugés que les premieres familles joignirent à leur culte, parce que ce sont ces mêmes préjugés qui pervertirent par la suite la religion & la police de leur postérité.

Parmi les impressions qu’avoit fait sur l’homme l’ébranlement de la terre & les grands changemens arrivés dans la nature, il avoit été particulierement affecté de la crainte de la fin du monde ; il s’étoit imaginé que les jours de la justice & de la vengeance étoient arrivés ; il s’étoit attendu de voir dans peu le juge suprème venir demander compte à l’univers, & prononcer ces redoutables arrêts que les méchans ont toujours craint, & qui ont toujours fait l’espérance & la consolation des justes. Enfin l’homme, en voyant le monde ébranlé & presque détruit, n’avoit point douté que le regne du ciel ne fût très prochain, & que la vie future que la religion appelle par excellence le royoume de Dieu ne fût prêt à paroître. Ce sont là de ces dogmes qui saisissent l’humanité dans toutes les révolutions de la nature, & qui ramenent au même point l’homme de tous les tems. Ils sont sans doute sacrés, réligieux & infiniment respectables en eux-mêmes ; mais l’histoire de certains siecles nous a appris à quels faux principes ils ont quelquefois conduit les hommes foibles, lorsque ces dogmes ne leur ont été présentés qu’à la suite des terreurs paniques & mensongeres.

Quoique les malheurs du monde, dans les premiers tems, n’ayent eu que trop de réalité, ils conduisirent néanmoins l’homme aux abus des fausses terreurs, parce qu’il y a toujours autant de différen-