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abstrait de cet effet, comme complément nécessaire des verbes qu’il ne veut pas reconnoître pour neutres : ainsi, dit-il, utor & abutor, c’est utor usum, ou abutor usum ; ambulare, c’est ambulare viam, & si l’on trouve ambulare per viam, c’est alors ambulare ambulationem per viam ; &c. Il pousse son zele pour cette maniere d’interpréter, jusqu’à reprendre Quintilien d’avoir trouvé qu’il y avoit solécisme dans ambulare viam.

Il me semble qu’il est assez singulier qu’un espagnol, pour qui le latin n’est qu’une langue morte, prétende mieux juger du degré de faute qu’il y a dans une phrase latine, qu’un habile homme dont cet idiome étoit le langage naturel : mais il me paroît encore plus surprenant qu’il prenne la défense de cette phrase, sous prétexte que ce n’est pas un solécisme mais un pléonasme ; comme si le pléonasme n’étoit pas un véritable écart par rapport aux lois de la Grammaire aussi bien que le solécisme. Car enfin si l’on trouve quelques pléonasmes autorisés dans les langues sous le nom de figure, l’usage de la nôtre n’a-t-il pas autorisé de même le solécisme mon ame, ton épée, son humeur ? Cela empêche t-il les autres solécismes non autorisés d’être des fautes très-graves, & pourroit-on soutenir sérieusement qu’à l’imitation des exemples précédens, on peut dire mon femme, ton fille, son hauteur ? C’est la même chose du pléonasme : les exemples que l’on en trouve dans les meilleurs auteurs ne prouvent point qu’un autre soit admissible, & ne doivent point empêcher de regarder comme vicieuses toutes les locutions où l’on en feroit un usage non autorisé : tels sont tous les exemples que Sanctius fabrique pour la justification de son système contre les verbes neutres.

Il faut pourtant avouer que Priscien semble avoir autorisé les modernes à imaginer ce complément qu’il appelle cognatæ significationis ; mais comme Priscien lui même l’avoit imaginé pour ses vues particulieres, sans s’appuyer de l’autorité des bons écrivains, la sienne n’est pas plus recevable en ce cas, que si le latin eût été pour lui une langue morte.

J’ai remarqué un peu plus haut que c’étoit un vice d’avoir réuni sous la même dénomination de neutres, les verbes qui ne sont en effet ni actifs ni passifs, avec ceux qui sont actifs intransitifs ; & cela me paroît évident : si ceux-ci sont actifs, on ne doit pas faire entendre qu’ils ne le sont pas, en les appellant neutres ; car ce mot, quand on l’applique aux verbes, veut dire qui n’est ni actif ni passif, & c’est dans le cas présent une contradiction manifeste. Sans y prendre trop garde, on a encore réuni sous la même cathégorie des verbes véritablement passifs, comme tomber, pâlir, mourir, &c. C’est le même vice, & il vient de la même cause.

Ces verbes passifs réputés neutres, & les verbes actifs intransitifs ont été envisagés sous le même aspect que ceux qui sont effectivement neutres ; parce que ni les uns ni les autres n’exigent jamais de complément pour présenter un sens fini : ainsi comme on dit sans complément, Dieu existe, on dit sans complément au sens actif, ce lievre couroit, & au sens passif, tu mourras. Mais cette propriété d’exiger ou de ne pas exiger un complément pour la plénitude du sens, n’est point du tout ce qui doit faire les verbes actifs, passifs ou neutres : car comment auroit-on trouvé trois membres de division dans un principe qui n’admet que deux parties contradictoires ?

La vérité est donc qu’on a confondu les idées, & qu’il falloit envisager les verbes concrets sous deux aspects généraux qui en auroient fourni deux divisions différentes.

La premiere division, fondée sur la nature générale de l’attribut auroit donné les verbes actifs, les verbes passifs, & les verbes neutres : la seconde,

fondée sur la maniere dont l’attribut peut être énoncé dans le verbe, auroit donné des verbes absolus & des verbes relatifs, selon que le sens en auroit été complet en soi, ou qu’il auroit exigé un complement.

Ainsi amo & curro sont des verbes actifs, parce que l’attribut qui y est énoncé est une action du sujet : mais amo est relatif, parce que la plénitude du sens exige un complément, puisque quand on aime, on aime quelqu’un ou quelque chose ; au contraire curro est absolu parce que le sens en est complet, par la raison que l’action exprimée dans ce verbe ne porte son effet sur aucun sujet différent de celui qui la produit.

Amor & pereo sont des verbes passifs, parce que les attributs qui y sont énoncés sont dans le sujet des impressions indépendantes de son concours : mais amor est relatif, parce que la plénitude du sens exige un complément qui énonce par qui l’on est aimé ; au contraire pereo est absolu, par la raison que l’attribut passif exprimé dans ce verbe est suffisamment connu indépendamment de la cause de l’impression. Voyez Relatif.

Les verbes neutres sont essentiellement absolus, parce qu’exprimant quelque état du sujet, il n’y a rien à chercher pour cela hors du sujet.

Les Grammairiens ont encore porte bien plus loin l’abus de la qualification de neutre à l’égard des verbes, puisqu’on a même distingué des verbes neutres actifs & des verbes neutres passifs ; ce qui est une véritable antilogie. Il est vrai que les Grammairiens n’ont pas prétendu par ces dénominations désigner la nature des verbes, mais indiquer simplement quelques caracteres marqués de leur conjugaison.

« De ces verbes neutres, dit l’abbé de Dangeau (opusc. pag. 187.), il y en a quelques-uns qui forment leurs parties composées… par le moyen du verbe auxiliaire avoir : par exemple, j’ai couru, nous avons dormi. Il y a d’autres verbes neutres qui forment leurs parties composées par le moyen du verbe auxiliaire être ; par exemple, les verbes venir, arriver ; car on dit, je suis venu, & non pas, j’ai venu ; ils sont arrivés, & non pas, ils ont arrivé. Et comme ces verbes sont neutres de leur nature, & qu’ils se servent de l’auxiliaire être qui marque ordinairement le passif, je les nomme des verbes neutres-passifs… Quelques gens même sont allés plus loin, & ont donné le nom de neutres-actifs aux verbes neutres qui forment leurs tems composés par le moyen du verbe avoir, parce que ce verbe avoir est celui par le moyen duquel les verbes actifs, comme chanter, battre, forment leurs tems composés. C’est pourquoi ils disent que dormir, qui fait j’ai dormi ; éternuer, qui fait j’ai éternué, sont des verbes neutres-actifs ».

Sur les mêmes principes on a établi la même distinction dans la grammaire latine, si ce n’est même de-là qu’elle a passé dans la grammaire françoise : on y appelle verbes neutres-actifs ceux qui se conjuguent à leurs prétérits comme les verbes actifs ; dormio, dormivi, comme audio, audivi : & l’on appelle au contraire neutres passifs ceux qui se conjuguent à leurs prétérits comme les verbes passifs, c’est-à-dire, avec l’auxiliaire sum & le prétérit du participe ; gaudeo, gavisus sum ou fui. Voyez Participe.

Mais outre la contradiction qui se trouve entre les deux termes réunis dans la même dénomination, ces termes ayant leur fondement dans la nature intrinseque des verbes, ne peuvent servir, sans inconséquence & sans équivoque, à désigner la différence des accidens de leur conjugaison. S’il est important dans notre langue de distinguer ces différentes especes, il me semble qu’il suffiroit de réduire les verbes à deux conjugaisons générales, l’une où les prétérits se formeroient par l’auxiliaire avoir, & l’autre où