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états, qui à l’egard du sujet ne sont ni action ni passion.

Sanctius (Minerv. III. 2.) ne veut reconnoître que des verbes actifs & des verbes passifs, & rejette entierement les verbes neutres. L’autorité de ce grammairien est si grande qu’il n’est pas possible d’abandonner sa doctrine, sans examiner & réfuter ses raisons. Philosophia, dit-il, id est, recta & incorrupta judicandi ratio nullum concedit medium inter Agere & Pati : omnis namque motus aut actio est aut passio… Quare quod in rerum naturâ non est, ne nomen quidem habebit… Quid igitur agent verba neutra, si nec activa nec passiva sunt ? Nam si agit, aliquid agit ; cur enim concedas rem agentem in verbis quæ neutra vocas, si tollis quid agant ? An nescis omnem causam efficientem debere necessario effectum producere ; deinde etiam effectum non posse consistere sine causa ? Itaque verba neutra neque ulla sunt, neque naturâ esse possunt, quoniam illorum nulla potest demonstrari definitio. Sanctius a regardé le raisonnement comme concluant, parce qu’en effet la conclusion est bien déduite du principe ; mais le principe est-il incontestable ?

Il me semble en premier lieu, qu’il n’est rien moins que démontré que la Philosophie ne connoisse point de milieu entre agir & pâtir. On peut au moins par abstraction, concevoir un être dans une inaction entiere & sur lequel aucune cause n’agisse actuellement : dans cette hypothese qui est du ressort de la Philosophie, parce que son domaine s’étend sur tous les possibles ; on ne peut pas dire de cet être ni qu’il agisse, ni qu’il pâtisse, sans contredire l’hypothèse même ; & l’on ne peut pas rejetter l’hypothèse sous prétexte qu’elle implique contradiction, puisqu’il est évident que ni l’une ni l’autre des deux parties de la supposition ne renferme rien de contradictoire, & qu’elles ne le sont point entr’elles : il y a donc un état concevable, qui n’est ni agir ni pâtir ; & cet état est dans la nature telle que la Philosophie l’envisage, c’est-à-dire, dans l’ordre des possibles.

Mais quand on ne permettroit à la Philosophie que l’examen des réalités, on ne pourroit jamais disputer à notre intelligence la faculté de faire des abstractions, & de parcourir les immenses régions du pur possible. Or, les langues sont faites pour rendre les opérations de notre intelligence, & par conséquent ses abstractions mêmes : ainsi elles doivent fournir à l’expression des attributs qui seront des états mitoyens entre agir & pâtir, & de-là la nécessité des verbes neutres, dans les idiomes qui admettront des verbes adjectifs ou concrets.

Le sens grammatical, si je puis parler ainsi, du verbe exister, par exemple, est un & invariable ; & les différences que la Métaphysique pourroit y trouver, selon la diversité des sujets auxquels on en feroit l’application, tiennent si peu à la signification intrinseque de ce verbe, qu’elles sortent nécessairement de la nature même des sujets. Or, l’existence en Dieu n’est point une passion, puisqu’il ne l’a reçue d’aucune cause ; dans les créatures ce n’est point une action, puisqu’elles la tiennent de Dieu : c’est donc dans le verbe exister, un attribut qui fait abstraction d’action & de passion ; car il ne peut y avoir que ce sens abstrait & général qui rende possible l’application du verbe à un sujet agissant ou pâtissant, selon l’occurrence : ainsi le verbe exister est véritablement neutre, & on en trouve plusieurs autres dans toutes les langues, dont on peut porter le même jugement, parce qu’ils renferment dans leur signification concrete un attribut qui n’est qu’un état du sujet, & qui n’est en lui ni action ni passion.

J’observe en second lieu, que quand il seroit vrai qu’il n’y a point de milieu entre agir & pâtir,

par la raison qu’allegue Sanctius, que omnis motus aut actio est aut passio ; on ne pourroit jamais en conclure qu’il n’y ait point de verbes neutres, renfermant dans leur signification concrete, l’idée d’un attribut qui ne soit ni action ni passion : sinon il faudroit supposer encore que l’essence du verbe consiste à exprimer les mouvemens des êtres, motus. Or, il est visible que cette supposition est inadmissible, parce qu’il y a quantité de verbes comme existere, stare, quiescere, &c. qui n’expriment aucun mouvement, ni actif, ni passif, & que l’idée générale du verbe doit comprendre sans exception, les idées individuelles de chacune. D’ailleurs, il paroît que le grammairien espagnol n’avoit pas même pensé à cette notion générale, puisqu’il parle ainsi du verbe (Min. 1. 12.) : verbum est vox particeps numeri personalis cum tempore ; & il ajoute d’un ton un peu trop décidé : hæc definitio vera est & perfecta, reliquæ omnes grammaticorum ineptæ. Quelque jugement qu’il saille porter de cette définition, il est difficile d’y voir l’idée de mouvement, à moins qu’on ne la conclue de celle du tems, selon le système de S. Augustin (Confess. XI.) ; mais cela même mérite encore quelque examen, malgré l’autorité du saint docteur, parce que les vérités naturelles sont soumises à notre discussion & ne se décident point par l’autorité.

Je remarque en troisieme lieu, que les Grammairiens ont coutume d’entendre par verbes neutres, non-seulement ceux qui renferment dans leur signification concrete l’idée d’un attribut, qui, sans être action ni passion, n’est qu’un simple état du sujet ; mais encore ceux dont l’attribut est, si vous voulez, une action, mais une action qu’ils nomment intransitive ou permanente, parce qu’elle n’opere point sur un autre sujet que celui qui la produit ; comme dormire, sedere, currere, ambulare, &c. Ils n’appellent au contraire verbes actifs, que ceux dont l’attribut est une action transitive, c’est-à-dire, qui opere ou qui peut operer sur un sujet différent de celui qui la produit, comme battre, porter, aimer, instruire, &c. Or, c’est contre ces verbes neutres que Sanctius se déclare, non pour se plaindre qu’on ait réuni dans une même classe des verbes qui ont des caracteres si opposés, ce qui est effectivement un vice ; mais pour nier qu’il y ait des verbes qui énoncent des actions intransitives : cur enim concedas, dit-il, rem agentem in verbis quæ neutra vocas, si tollis quid agant ?

Je réponds à cette question, qui paroît faire le principal argument de Sanctius ; 1°. que si par son quid agant, il entend l’idée même de l’action, c’est supposer faux que de la croire exclue de la signification des verbes que les Grammairiens appellent neutres ; c’est au contraire cette idée qui en constitue la signification individuelle, & ce n’est point dans l’abstraction que l’on en pourroit faire que consiste la neutralité de ces verbes : 2°. que si par quid agant, il entend l’objet sur lequel tombe cette action, il est inutile de l’exprimer autrement que comme sujet du verbe, puisqu’il est constant que le sujet est en même tems l’objet : 3°. qu’enfin, s’il entend l’effet même de l’action, il a tort encore de prétendre que cet effet ne soit pas exprimé dans le verbe, puisque tous les verbes actifs ne le sont que par l’expression de l’effet qui suppose nécessairement l’action, & non pas par l’expression de l’action même avec abstraction de l’effet ; autrement il ne pourroit y avoir qu’un seul verbe actif, parce qu’il ne peut y avoir qu’une seule idée de l’action en général, abstraction faite de l’effet, & qu’on ne peut concevoir de différence entre action & action, que par la différence des effets.

Il paroît au reste que c’est de l’effet de l’action que Sanctius prétend parler ici, puisqu’il supplée le nom