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toute chose que le portrait ressorte bien ; ils seront souvent aussi satisfaits d’un portrait bien ressemblant fait avec le pastel, que d’un tableau exécuté avec les couleurs les plus vives, animé d’un coloris brillant, & où il arrive que l’éclat souvent dérobe la figure : il faut à ces gens-là des airs vifs, gais, animés, qui remuent fortement des ressorts que la nature, l’usage & l’habitude n’ont pas faits assez subtils ; des mesures à deux & à trois tems leur plaisent beaucoup, (en général des mesures à cinq tems ne font pas plaisir) ; des tons aigus les affectent beaucoup plus que les graves, quoique ceux-ci soient les vrais tons harmoniques, le fondement de l’harmonie : la consonnance des tons aigus paroît plus agréable, parce que la co-incidence des vibrations étant plus fréquente, l’ame en est plus souvent frappée, & en juge plus facilement. Par la même raison, un violon excellent leur plaira moins qu’une vielle qui marque très-distinctement les cadences ; & on préférera avec raison un menétrier subalterne pour danser, à une flûte mélodieuse ; il y a enfin des connoisseurs & amateurs en même-tems qu’une musique ordinaire n’affecte pas, qui même souffrent impatiemment d’entendre un instrument médiocre ; mais aussi quelle sensation n’éprouvent-ils pas lorsqu’ils entendent des morceaux fins, délicats, recherchés, joués par un violon supérieur, ou chantés par une belle voix ! Le goût aide infiniment aux effets de la Musique ; mais qu’on ne le porte pas, ni la connoissance, à un trop haut point ; d’amateur passionné, on deviendroit à-coup sûr un critique effréné ; on auroit toujours quelque chose à reprendre dans la meilleure musique ; on trouveroit défectueuses les voix les plus justes : il ne seroit pas possible dans cette situation de goûter le moindre plaisir ; trop de sensibilité rend enfin insensible. Un goût particulier pour une musique, pour un instrument préférablement à tout autre, fruit du préjugé, de l’habitude, de la connoissance, ou d’une disposition particuliere, aide beaucoup à l’action de la Musique. Je connois un abbé, musicien, & qui joue fort joliment de la vielle, instrument qu’il aime avec passion : étant allé entendre jouer de la guittare au celebre Rodrigue, il fut tellement affecté, le plaisir qu’il ressentit fut si vif, & fit une telle impression sur lui, qu’il fut obligé de sortir, ne pouvant plus respirer, & il resta pendant trois jours avec une respiration si gênée, que chaque inspiration étoit un profond soupir ; il m’a assuré qu’il seroit mort, s’il étoit resté plus long-tems, & s’il n’avoit évité de l’entendre jouer dans la suite. Au plaisir qu’excite la Musique on peut joindre son effet sur les passions, partie dans laquelle la musique moderne est fort inférieure à l’ancienne, sans doute par la simple inattention de nos musiciens. On distingue aujourd’hui deux especes de tons dont les uns sont appellés majeurs & les autres mineurs. Voyez Majeurs, Mineurs & Musique. Le P. Kircher a observé que ces tons avoient des propriétés très-différentes, & qu’ils étoient destinés à exciter chacun des passions particulieres ; ainsi le premier des majeurs est rempli de majesté propre à inspirer la piété & l’amour de Dieu ; le second est, lorsqu’il est bas, plus propre à la tendresse & à la pitié ; lorsqu’il est animé, il excite la joie ; le troisieme & le quatrieme font couler les larmes & donnent la compassion ; le cinquieme est fait pour inspirer la grandeur d’ame & les actions héroïques ; le sixieme & le douzieme animent le courage & donnent la férocité guerriere, &c. Les tons mineurs sont plus particulierement destinés à exciter la crainte, la tristesse, la commisération, &c. Ainsi lorsqu’on veut appliquer la Musique a la Médecine, le compositeur doit faire ses airs appropriés à l’état du malade, choisir les tons les plus propres à inspirer les passions qui paroissent conve-

nables ; le musicien doit ensuite, par sa voix ou son

instrument, ajouter à l’illusion & la rendre complette ; par ce moyen on pourra rassurer une personne que la crainte affaisse & engourdit, calmer les fureurs d’un phrenétique, enchanter, pour ainsi dire, les douleurs vives qui tourmentent un goutteux, on dissipera un mélancolique, un hypocondriaque ; en fixant leur imagination à des objets agréables, on les détournera de la considération perpétuelle de leur état, considération qui l’aggrave, qui augmente la sensibilité des nerfs, & rend le mal-aise plus inquiétant, & les douleurs plus insupportables : on pourra diminuer, dissiper le chagrin, & en prévenir par-là les funestes suites : on viendra aussi à bout d’écarter la frayeur qui accélere souvent les maladies, y dispose, les occasionne, les rend plus mauvaises & plus difficiles à guérir ; de-là son utilité dans l’hydrophobie, reconnue par plusieurs auteurs, maladie qui est souvent déterminée par la crainte & la tristesse que le malade mordu éprouve aussi-tôt ; c’est à la même cause que doivent être attribués ses succès admirables dans la peste, qui sont racontés par Plutarque & Homere, plutôt qu’à la raréfaction de l’air opérée par la Musique. Il n’y a personne qui ne sache combien la crainte favorise la propagation de la peste ; il y a même des auteurs qui prétendent qu’elle en est la principale cause. La Musique ne peut manquer d’être très-avantageuse dans les cas où il faut suspendre l’attention d’un malade, qui contribue beaucoup à l’invasion d’un paroxysme d’épilepsie, d’hystéricité & de fievres intermittentes ; quel effet n’auroit-on pas lieu d’en attendre dans les cas de passion hystérique, où l’on voit le paroxysme prêt à se décider, & où l’on n’a d’autre ressource que de dissiper le malade, & de l’empêcher de songer à sa maladie ? Le rapport qu’il y a entre cette maladie & les fievres intermittentes, comme je l’ai démontré dans un mémoire lû à la société royale des sciences, doit faire présumer dans un cas semblable le même succès ; il est certain qu’il ne s’agit, pour prévenir l’accès fébril comme le paroxysme hystérique, que d’empêcher l’atonie & l’aberration des esprits animaux, la disposition spasmodique des nerfs : il ne me paroît pas moins certain que la Musique puisse faire cet effet qu’on voit tous les jours opérer par les anti-hystériques, par l’exercice, par des remedes de charlatans, par des pratiques ridicules, superstitieuses, qui n’agissent qu’en retenant, pour ainsi dire, les esprits animaux enchaînés, en fixant l’attention au moment que l’acces ou le paroxysme vont commencer. La maniere dont la Musique agit sur ceux qui ont été mordus par les viperes, les scorpions & la tarentule, est encore inconnue. On en est encore réduit à un aveugle empirisme sur ce point ; la solution de cette question ne peut avoir lieu que lorsqu’on aura déterminé en quoi consistent ces maladies, & comment agit le venin qui les produit : si, comme on l’a soupçonné avec quelque fondement, son activité se porte principalement sur le fluide nerveux ou sur les nerfs, on sera moins surpris de l’efficacité de la Musique, quoiqu’on ne soit pas plus éclairé sur les raisons qui font que dans ce cas le corps est si vivement animé à la danse, que le vieillard le plus cassé qui avoit peine à soutenir son corps courbé sur un bâton, s’il a été mordu par la tarentule, dès qu’il entend la Musique, saute pendant long-tems & avec beaucoup de légereté, sans en ressentir aucune fatigue.

On a remarqué que les musiciens de profession retiroient dans leurs maladies beaucoup plus de soulagement que les autres personnes, de la Musique ; ce qui est sans doute dû au plaisir plus vif qu’ils en ressentent ; ou si l’on veut, comme quelques-uns ont imaginé, parce que la Musique fait principalement effet sur un fluide nerveux altéré, vicié, sur des nerfs