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véritables beautés de la Musique ? Est-ce de-là qu’elle tire sa force & son énergie ? Il faudroit donc que la Musique la plus harmonieuse fût en même-tems la plus touchante. Mais le public a assez appris le contraire. Considérons les Italiens nos contemporains, dont la musique est la meilleure, ou plutôt la seule bonne de l’univers, au jugement unanime de tous les peuples, excepté des François qui lui préferent la leur. Voyez quelle sobriété dans les accords, quel choix dans l’harmonie ! Ces gens-là ne s’avisent point de mesurer au nombre des parties l’estime qu’ils sont d’une musique ; proprement leurs opéra ne sont que des duos, & toute l’Europe les admire & les imite. Ce n’est certainement pas à force de multiplier les parties de leur musique que les François parviendront à la faire goûter aux étrangers. L’harmonie est admirable dispensée à propos ; elle a des charmes auxquels tous les hommes sont sensibles ; mais elle ne doit point absorber la mélodie, ni le beau chant. Jamais les plus beaux accords du monde n’intéresseront comme les inflexions touchantes & bien ménagées d’une belle voix ; & quiconque réfléchira sans partialité sur ce qui le touche le plus dans une belle musique bien exécutée, sentira, quoi qu’on en puisse dire, que le véritable empire du cœur appartient à la mélodie.

Enfin, nous l’emportons par l’étendue générale de notre système, qui, n’étant plus renferme seulement dans quatre ou cinq octaves, n’a désormais d’autres bornes que le caprice des musiciens. Je ne sai toutefois si nous avons tant à nous en féliciter. Etoit-ce donc un si grand malheur dans la musique ancienne de n’avoir à fournir que des sons pleins & harmonieux pris dans un beau medium ? Les voix chantoient sans se forcer, les instrumens ne miauloient point sans cesse aux environs du chevalet ; les sons faux & sourds qu’on tire du démanché, les glapissemens d’une voix qui s’excede, sont-ils faits pour émouvoir le cœur ? L’ancienne musique savoit l’attendrir en flattant les oreilles ; la nouvelle, en les écorchant, ne fera jamais qu’étonner l’esprit.

Nous avons comme les anciens le genre diatonique & le chromatique ; nous avons même étendu celui-ci : mais comme nos musiciens le mêlent, le confondent avec le premier, presque sans choix & sans discernement, il a perdu une grande partie de son énergie, & ne fait plus que très-peu effet. Ce sera bientôt un thème d’écolier que les grands maîtres dédaigneront. Pour l’enharmonique, le tempérament l’a fait évanouir ; & que nous serviroit de l’avoir, si nos oreilles n’y sont pas sensibles, & que nos organes ne puissent plus l’exécuter ?

Remarquez d’ailleurs que la diversité des genres n’est point pour notre musique une richesse réelle ; car c’est toujours le même clavier accordé de la même maniere ; ce sont dans tous les genres les mêmes sons & les mêmes intervalles. Nous n’avons proprement que douze sons, tous les autres n’en sont que les octaves ; & je ne sai même si nous regagnons par l’étendue du grave à l’aigu, ce que les Grecs gagnoient par la diversité de l’accord.

Nous avons douze tons ; que dis-je ? nous avons vingt-quatre modes. Que de richesses par dessus les Grecs, qui n’en eurent jamais que quinze, lesquels encore furent réduits à sept par Ptolomée ! Mais ces modes avoient chacun un caractere particulier, le degré du grave à l’aigu faisoit la moindre de leurs différences : le caractere du chant, la modification des tétracordes, la situation des semi-tons, tout cela les distinguoit bien mieux que la position de leur tonique. En ce sens nous n’avons que deux modes, & les Grecs étoient plus riches que nous.

Quant au rhythme, si nous voulons lui comparer la mesure de notre musique, tout l’avantage paroîtra

encore de notre côté : car sur quatre différens rhythmes qu’ils pratiquoient, nous avons au-moins douze sortes de mesures ; mais si leurs quatre rhythmes faisoient réellement autant de genres différens, nous n’en saurions dire autant de nos douze mesures, qui ne sont réellement que des modifications de durée de deux seuls genres de mouvement, sovoir à deux & à trois tems. Ce n’est pas que notre musique n’en pût admettre autant que celle des Grecs ; mais si l’on fait attention au génie des professeurs de cet art, on connoîtra aisément que tout moyen de perfectionner la Musique, qui en a plus besoin qu’on ne pense, est désormais entierement impossible.

Nous joignons ici un morceau de chant dans la mesure sesquialrere, c’est-à-dire à deux tems inégaux, dont le rapport est de deux à trois ; mesure certainement aussi bonne & aussi naturelle que plusieurs de celles qui sont en usage, mais que les Musiciens n’adopteront jamais, car leur maître ne la leur a pas apprise. Voyez les Pl. de Musique.

Le grand vice de notre mesure, qui est peut-être un peu celui de la langue, est de n’avoir pas assez de rapport aux paroles. La mesure de nos vers est une chose, celle de notre musique en est une autre tout-à fait différente, & souvent contraire. Comme la prosodie de la langue françoise n’est pas aussi sensible que l’étoit celle de la langue grecque, & que nos musiciens la tête uniquement pleine de sons ne s’embarrassent point d’autre chose, il n’y a pas plus de rapport de leur musique aux paroles, quant au nombre & à la mesure, qu’il y en a quant au sens & à l’expression. Ce n’est pas qu’ils ne sachent bien faire une tenue aux mots calmer ou repos ; qu’ils ne soient fort attentifs à exprimer le mot ciel par des sons hauts, les mots terre ou enfer par des sons bas, à rouler sur foudre & tonnerre, à faire élancer un monstre furieux par vingt élancemens de voix, & d’autres semblables puérilités. Mais pour embrasser l’ordonnance d’un ouvrage, pour exprimer la situation de l’ame plutôt que de s’amuser au sens particulier de chaque mot ; pour rendre l’harmonie des vers, pour imiter, en un mot, tout le charme de la poësie par une musique convenable & relative, c’est ce qu’ils entendent si peu, qu’ils demandent à leurs poëtes de petits vers coupés, prosaïques, irréguliers, sans nombre, sans harmonie, parsemés de petits mots lyriques coulez, volez, gloire, murmure, écho, ramage, sur lesquels ils épuisent toute leur science harmonique ; ils commencent même par faire leurs airs, & y font ensuite ajuster des paroles par le versificateur : la Musique gouverne, la Poësie est la servante, & servante si subordonnée, qu’on ne s’apperçoit pas seulement à l’opéra que c’est des vers qu’on entend.

L’ancienne musique, toujours attachée à la Poésie, la suivoit pas à pas, en exprimoit exactement le nombre & la mesure, & ne s’appliquoit qu’à lui donner plus d’éclat & de majesté. Quelle impression ne devoit pas faire sur un auditeur sensible une excellente poésie ainsi rendue ? Si la simple déclamation nous arrache des larmes, quelle énergie n’y doit pas ajouter tout le charme de l’harmonie, quand il l’embellit sans l’étouffer ! Pourquoi la vieille musique de Lully nous intéresse-t-elle tant ? pourquoi tous ses émules sont-ils restés si loin derriere lui ? c’est que nul d’entr’eux n’a entendu comme lui l’art d’assortir la musique aux paroles ; c’est que son récitatif est celui de tous qui approche le plus du ton de la nature & de la bonne déclamation. Mais qu’on l’en trouveroit encore loin si on vouloit l’examiner de près ! Ne jugeons donc pas des effets de la musique ancienne par ceux de la nôtre, puisqu’elle ne nous offre plus rien de semblable.

La partie de notre musique qui répond à la melo-