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voir dans la signification des mots ; ce qui prouve, en passant, l’importance de l’étude de la Grammaire bien entendue, & l’injustice ainsi que le danger qu’il peut y avoir à n’en pas faire assez de cas.

Or 1°. il faut distinguer dans les mots la signification objective & la signification formelle. La signification objective, c’est l’idée fondamentale qui est l’objet de la signification du mot, & qui peut être désignée par des mots de différentes especes : la signification formelle, c’est la maniere particuliére dont le mot présente à l’esprit l’objet dont il est le signe, laquelle est commune à tous les mots de la même espece, & ne peut convenir à ceux des autres especes.

Le même objet pouvant donc être signifié par des mots de différentes especes, on peut dire que tous ces mots ont une même signification objective, parce qu’ils représentent tous la même idée fondamentale : mais chaque espece ayant sa maniere propre de présenter l’objet dont il est le signe, la signification formelle est nécessairement différente dans des mots de diverses especes, quoiqu’ils puissent avoir une même signification objective. Communément ils ont dans ce cas, une racine générative commune, qui est le type matériel de l’idée fondamentale qu’ils représentent tous ; mais cette racine est accompagnée d’inflexions & de terminaisons, qui, en désignant la diversité des especes, caractérisent en même tems la signification formelle. Ainsi la racine commune am dans aimer, amitié, ami, amical, amicalement, est le type de la signification objective commune à tous ces mots, dont l’idée fondamentale est celle de ce sentiment affectueux qui lie les hommes par la bienveillance ; mais les diverses inflexions ajoutées à cette racine, désignent tout-à-la-fois la diversité des especes, & les différentes significations formelles qui y sont attachées.

C’est pour avoir confondu la signification objective & la signification formelle du verbe, que Sanctius, le grammairien le plus savant & le plus philosophe de son siecle, a cru qu’il ne falloit point admettre de modes dans les verbes : il croyoit qu’il étoit question des modes de la signification objective, qui s’expriment en effet dans la langue latine communément par l’ablatif du nom abstrait qui en est le signe naturel, & souvent par l’adverbe qui renferme la même idée fondamentale ; au lieu qu’il n’est question que des modes de la signification formelle, c’est à-dire des diverses nuances, pour ainsi dire, qu’il peut y avoir dans la maniere de présenter l’idée objective. Voyez Mode.

2°. Il faut encore distinguer dans la signification objective des mots l’idée principale & les idées accessoires. Lorsque plusieurs mots de la même espece représentent une même idée objective, variée seulement de l’une à l’autre par des nuances différentes qui naissent de la diversité des idées ajoutées à la premiere ; celle qui est commune à tous ces mots, est l’idée principale ; & celles qui y sont ajoutées & qui différencient les signes, sont les idées accessoires. Par exemple, amour & amitié sont des noms abstractifs, qui présentent également à l’esprit l’idée de ce sentiment de l’ame qui porte les hommes à se réunir ; c’est l’idée principale de la signification objective de ces deux mots : mais le nom amour ajoute à cette idée principale, l’idée accessoire de l’inclination d’un sexe pour l’autre ; & le nom amitié y ajoute l’idée accessoire d’un juste fondement, sans distinction de sexe. On trouvera dans les mêmes idées accessoires la différence des noms substantifs amant & ami, des adjectifs amoureux & amical, des adverbes amoureusement & amicalement.

C’est sur la distinction des idées principales & accessoires de la signification objective, que porte la différence réelle des mots honnêtes & deshonnêtes,

que les Cyniques traitoient de chimérique ; & c’étoit pour avoir négligé de démêler dans les mots les différentes idées accessoires que l’usage peut y attacher, qu’ils avoient adopté le système impudent de l’indifférence des termes, qui les avoit ensuite menés jusqu’au système plus impudent encore de l’indifférence des actions par rapport à l’honnêteté. Voyez Deshonnête.

Quand on ne considere dans les mots de la même espece, qui désignent une même idée objective principale, que cette seule idée principale, ils sont synonymes : mais ils cessent de l’être quand on fait attention aux idées accessoires qui les différencient. Voyez Synonymes. Dans bien des cas on peut les employer indistinctement & sans choix ; c’est surtout lorsqu’on ne veut & qu’en ne doit présenter dans le discours que l’idée principale, & qu’il n’y a dans la langue aucun mot qui l’exprime seule avec abstraction de toute idée accessoire ; alors les circonstances font assez connoître que l’on fait abstraction des idées accessoires que l’on désigneroit par le même mot en d’autres occurrences : mais s’il y avoit dans la langue un mot qui signifiât l’idée principale seule & abstraite de toute autre idée accessoire, ce seroit en cette occasion une faute contre la justesse, de ne pas s’en servir plutôt que d’un autre auquel l’usage auroit attaché la signification de la même idée modifiée par d’autres idées accessoires.

Dans d’autres cas, la justesse de l’expression exige que l’on choisisse scrupuleusement entre les synonymes, parce qu’il n’est pas toujours indifférent de présenter l’idée principale sous un aspect ou sous un autre. C’est pour faciliter ce choix important, & pour mettre en état d’en sentir le prix & les heureux effets, que M. l’abbé Girard a donné au public son livre des synonymes françois ; c’est pour augmenter ce secours que l’on a répandu dans l’Encyclopédie différens articles de même nature ; & il seroit à souhaiter que tous les gens de lettres recueillissent les observations que le hasard peut leur offrir sur cet objet, & les publiassent par les voies ouvertes au public : il en résulteroit quelque jour un excellent dictionnaire, ce qui est plus important qu’on ne le pense peut-être ; parce qu’on doit regarder la justesse de l’élocution non-seulement comme une source d’agrément & d’élégance, mais, encore comme l’un des moyens les plus propres à faciliter l’intelligence & la communication de la vérité.

Aux mots synonymes, caractérisés par l’identité du sens principal, malgré les différences matérielles, on peut opposer les mots homonymes, caractérisés au contraire par la diversité des sens principaux, malgré l’identité ou la ressemblance dans le matériel. Voyez Homonymes. C’est sur-tout contre l’abus des homonymes que l’on doit être en garde, parce que c’est la ressource la plus facile, la plus ordinaire, & la plus dangereuse de la mauvaise foi.

3°. La distinction de l’idée principale & des idées accessoires a lieu à l’égard de la signification formelle, comme à l’égard de la signification objective. L’idée principale de la signification formelle, est celle du point de vûe spécifique qui caractérise l’espece du mot, adaptée à l’idée totale de la signification objective. & les idées accessoires de la signification formelle, sont celles des divers points de vûe accidentels, désignés ou désignables par les différentes formes que la déclinabilité peut faire prendre à un même mot. Par exemple, amare, amabam, amavissent, sont trois mots dont la signification objective renferme la même idée totale, celle du sentiment général de bienveillance que nous avons déja vû appartenir à d’autres mots pris dans notre langue ; en outre, ils présentent également à l’esprit des êtres indéterminés, désignés seulement par l’idée de l’exis-