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je parle ; je ne connois point de remede pour calmer les tourmens affreux de leur conscience. Le plus sage des hommes avoit raison de dire que si l’on ouvroit l’ame des tyrans, on la trouveroit percée de blessures profondes, & déchirée par la noirceur & la cruauté, comme par autant de plaies mortelles. Ni les plaisirs, ni la grandeur, ni la solitude, ne purent garantir Tibere des tourmens horribles qu’il enduroit. Mais je voudrois armer les honnêtes gens contre les chimeres de douleurs & d’angoisses de ce dernier période de la vie : préjugé général si bien combattu par l’auteur éloquent & profond de l’histoire naturelle de l’homme.

La vraie philosophie, dit-il, est de voir les choses telles qu’elles sont ; le sentiment intérieur seroit d’accord avec cette philosophie, s’il n’étoit perverti par les illusions de notre imagination, & par l’habitude malheureuse que nous avons prise de nous forger des fantômes de douleur & de plaisir. Il n’y a rien de charmant & de terrible que de loin ; mais pour s’en assurer, il faut avoir la sagesse & le courage de considérer l’un & l’autre de près. Qu’on interroge les médecins des villes, & les ministres de l’Eglise, accoutumés à observer les actions des mourans, & à recueillir leurs derniers sentimens, ils conviendront qu’à l’exception d’un petit nombre de maladies aiguës, où l’agitation causée par des mouvemens convulsifs, paroît indiquer les souffrances du malade, dans toutes les autres on meurt doucement & sans douleur ; & même ces terribles agonies effrayent plus les spectateurs, qu’elles ne tourmentent le malade ; car combien n’en a-t-on pas vus, qui, après avoir été à cette derniere extrémité, n’avoient aucun souvenir de ce qui s’étoit passé, non plus que de ce qu’ils avoient senti : ils avoient réellement cessé d’être pour eux perdant ce tems, puisqu’ils sont obligés de rayer du nombre de leurs jours tous ceux qu’ils ont passés dans cet état, duquel il ne leur reste aucune idée.

Il semble que ce seroit dans les camps que les douleurs affreuses de la mort devroient exister ; cependant ceux qui ont vu mourir des milliers de soldats dans les hôpitaux d’armées, rapportent que leur vie s’éteint si tranquillement, qu’on diroit que la mort ne fait que passer à leur cou un nœud coulant, qui serre moins, qu’il n’agit avec une douceur narcotique. Les morts douloureuses sont donc très-rares, & presque toutes les autres sont insensibles.

Quand la faux de la parque est levée pour trancher nos jours, on ne la voit point, on n’en sent point le coup ; la faux, ai-je dit ? chimere poëtique ! La mort n’est point armée d’un instrument tranchant, rien de violent ne l’accompagne, on finit de vivre par des nuances imperceptibles. L’épuisement des forces anéantit le sentiment, & n’excite en nous qu’une sensation vague, que l’on éprouve en se laissant aller à une rêverie indéterminée. Cet état nous effraye de loin parce que nous y pensons avec vivacité ; mais quand il se prépare, nous sommes affoiblis par les gradations qui nous y conduisent, & le moment décisif arrive sans qu’on s’en doute & sans qu’on y réfléchisse. Voilà comme meurent la plûpart des humains ; & dans le petit nombre de ceux qui conservent la connoissance jusqu’au dernier soupir, il ne s’en trouve peut-être pas un qui ne conserve en même-tems de l’espérance, & qui ne se flatte d’un retour vers la vie. La nature a, pour le bonheur de l’homme, rendu ce sentiment plus fort que la raison ; & si l’on ne réveilloit pas ses frayeurs par ces tristes soins & cet appareil lugubre, qui dans la société dévancent la mort, on ne la verroit point arriver. Pourquoi les enfans d’Esculape ne cherchent-ils pas des moyens de laisser mourir paisiblement ?

Epicure & Antonin avoient bien su trouver ces moyens : mais nos médecins ne ressemblent que trop à nos juges qui, après avoir prononcé un arrêt de mort, livrent la victime à sa douleur, aux prêtres, & aux lamentations d’une famille. En faut-il davantage pour anticiper l’agonie ?

Un homme qui seroit séquestré de bonne heure du commerce des autres hommes, n’ayant point de moyens de s’éclairer sur son origine, croiroit non-seulement n’être pas né, mais même ne jamais finir. Le sourd de Chartres qui voyoit mourir ses semblables, ne savoit pas ce que c’étoit que la mort. Un sauvage qui ne verroit mourir personne de son espece, se croiroit immortel. On ne craint donc si fort la mort, que par habitude, par éducation, par préjugé.

Mais les grandes alarmes regnent principalement chez les personnes élevées mollement dans le sein des villes, & devenues par leur éducation plus sensibles que les autres ; car le commun des hommes, sur-tout ceux de la campagne, voient la mort sans effroi ; c’est la fin des chagrins & des calamités des misérables. La mort, disoit Caton, ne peut jamais être prématurée pour un consulaire, fâcheuse ou deshonorante pour un homme vertueux, & malheureuse pour un homme sage.

Rien de violent ne l’accompagne dans la vieillesse ; les sens sont hébétés, & les vaisseaux se sont effacés, collés, ossifiés les uns après les autres ; alors la vie cesse peu-à-peu ; on se sent mourir comme on se sent dormir : on tombe en foiblesse. Auguste nommoit cette mort euthanasie ; expression qui fit fortune à Rome, & dont tous les auteurs se servirent depuis dans leurs ouvrages.

Il semble qu’on paye un plus grand tribut de douleur quand on vient au monde, que quand on en sort : là l’enfant pleure, ici le vieillard soupire. Du moins est-il vrai qu’on sort de ce monde comme on y vient, sans le savoir. La mort & l’amour se consomment par les mêmes voies, par l’expiration. On se reproduit quand c’est d’amour qu’on meurt ; on s’anéantit, (je parle toujours du corps, & qu’on ne vienne pas m’accuser de matérialisme), quand c’est par le ciseau d’Atropos. Remercions la nature, qui ayant consacré les plaisirs les plus vifs à la production de notre espece, émousse presque toujours la sensation de la douleur, dans ces momens où elle ne peut plus nous conserver la vie.

La mort n’est donc pas une chose aussi formidable que nous nous l’imaginons. Nous la jugeons mal de loin ; c’est un spectre qui nous épouvante à une certaine distance, & qui disparoît lorsqu’on vient à en approcher de près. Nous n’en prenons que des notions fausses : nous la regardons non-seulement comme le plus grand malheur, mais encore comme un mal accompagné des plus pénibles angoisses. Nous avons même cherché à grossir dans notre imagination ses funestes images, & à augmenter nos craintes en raisonnant sur la nature de cette douleur. Mais rien n’est plus mal fondé ; car quelle cause peut la produire ou l’occasionner ? La fera-t-on résider dans l’ame, ou dans le corps ? La douleur de l’ame ne peut être produite que par la pensée ; celle du corps est toujours proportionnée à sa force ou à sa foiblesse. Dans l’instant de la mort naturelle, le corps est plus foible que jamais ; il ne peut donc éprouver qu’une très-petite douleur, si même il en éprouve aucune.

Les hommes craignent la mort, comme les enfans craignent les ténebres, & seulement parce qu’on a effaré leur imagination par des fantômes aussi vains que terribles. L’appareil des derniers adieux, les pleurs de nos amis, le deuil & la cérémonie des funérailles, les convulsions de la machine qui se dissout, voilà ce qui tend à nous effrayer.