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les Romains commencerent de fabriquer des monnoies d’argent, auxquelles ils imposerent des noms & valeurs relatives aux especes de cuivre : le denier d’argent valoit dix as, ou dix livres de cuivre, le demi-denier d’argent ou quinaire cinq, le sesterce d’argent deux & demi, ou le quart du denier. Ces premiers deniers d’argent furent d’abord du poids d’une once, & leur empreinte étoit une tête de femme, coëffée d’un casque, auquel étoit attachée une aîle de chaque côté ; cette tête représentoit la ville de Rome : ou bien c’étoit une victoire menant un char attelé de deux ou quatre chevaux de front, ce qui faisoit appeller ces pieces bigati ou quadrigati ; & sur le revers étoit la figure de Castor & Pollux. Pour lors la proportion de l’argent au cuivre étoit chez les Romains, comme 1 à 960 : car le denier romain valant dix as, ou dix livres de cuivre, il valoit 120 onces de cuivre ; & le même denier valant un huitieme d’once d’argent, selon Budée, cela faisoit la proportion que nous venons de dire.

A peine les Romains eurent assez d’argent pour en faire de la monnoie, que s’alluma la premiere guerre punique, qui dura 24 ans, & qui commença l’an 489 de Rome. Alors les besoins de la république se trouverent si grands, qu’on fut obligé de réduire l’as libralis pesant douze onces, au poids de deux, & toutes les autres monnoies à proportion, quoiqu’on leur conservât leur même valeur. Les besoins de l’état l’ayant doublé dans la seconde guerre punique qui commença l’an 536 de Rome, & qui dura 17 ans, l’as fut réduit à une once, & toutes les autres monnoies proportionnellement. La plûpart de ces as du poids d’une once avoient pour empreinte la tête du double Janus d’un côté, & la proue d’un vaisseau de l’autre.

Cette réduction ou ce retranchement que demandoient les besoins de l’état, répond à ce que nous appellons aujourd’hui augmentation des monnoies ; ôter d’un écu de six livres la moitié de l’argent pour en faire deux, ou le faire valoir douze livres, c’est précisément la même chose.

Il ne nous reste point de monument de la maniere dont les Romains firent leur opération dans la premiere guere punique : mais ce qu’ils firent dans la seconde, nous marque une sagesse admirable. La république ne se trouvoit point en état d’acquitter ses dettes : l’as pesoit deux onces de cuivre, & le denier valant dix as, valoit vingt onces de cuivre. La république fit des as d’une once de cuivre ; elle gagna la moitié sur ses créanciers ; elle paya un denier avec ces dix onces de cuivre. Cette opération donna une grande secousse à l’état, il falloit la donner la moindre qu’il étoit possible ; elle contenoit une injustice, il falloit qu’elle fût la moindre qu’il étoit possible ; elle avoit pour objet la libération de la république envers ses citoyens, il ne falloit donc pas qu’elle eût celui de la libération des citoyens entr’eux : cela fit faire une seconde opération ; & l’on ordonna que le denier, qui n’avoit été jusques-là que de dix as, en contiendroit seize. Il résulta de cette double opération que, pendant que les créanciers de la république perdoient la moitié, ceux des particuliers ne perdoient qu’un cinquieme : les marchandises n’augmentoient que d’un cinquieme ; le changement réel dans la monnoie n’étoit que d’un cinquieme ; on voit les autres conséquences. En un mot les Romains se conduisirent mieux que nous, qui, dans nos opérations, avons enveloppé & les fortunes publiques, & les fortunes particulieres.

Cependant les succès des Romains sur la fin de la seconde guerre punique, les ayant laissé maîtres de la Sicile, & leur ayant procuré la connoissance de l’Espagne, la masse de l’argent vint à augmenter à

Rome ; on fit l’opération qui réduisit le denier d’argent de vingt onces à seize, & elle eut cet effet, qu’elle remit en proportion l’argent & le cuivre, cette proportion étoit comme 1 à 160, elle devint comme 1 est à 128.

Dans le même tems, c’est-à-dire l’an de Rome 547, sous le consulat de Claudius Nero, & de Livius Salinator, on commença pour la premiere fois de fabriquer des especes d’or, qu’on nommoit nummus aureus, dont la taille étoit de 40 à la livre de douze onces, de sorte qu’il pesoit près de deux dragmes & demie ; car il y avoit trois dragmes à l’once. Le nummus aureus après s’être maintenu assez long-tems à la taille de 40 à la livre, vint à celle de 45, de 50 & de 55.

Il arriva sous les empereurs de nouvelles opérations encore différentes sur les monnoies. Dans celles qu’on fit du tems de la république, on procéda par voie de retranchement : l’état confioit au peuple ses besoins, & ne prétendoit pas le séduire. Sous les empereurs, on procéda par voie d’alliage : les princes réduits au désespoir par leurs libéralités même, se virent obligés d’altérer les monnoies ; voie indirecte qui diminuoit le mal, & sembloit ne le pas toucher : on retiroit une partie du don, & on cachoit la main ; & sans parler de diminution de la paye ou des largesses, elles se trouvoient diminuées. On remarque que sous Tibere, & même avant son regne, l’argent étoit aussi commun en Italie, qu’il pourroit l’être aujourd’hui en quelque partie de l’Europe que ce soit ; mais comme bientôt après le luxe reporta dans les pays étrangers l’argent qui regorgeoit à Rome, ce transport en diminua l’abondance chez les Romains, & fut une nouvelle cause de l’affoiblissement des monnoies par les empereurs. Didius Julien commença cet affoiblissement. La monnoie de Caracalla avoit plus de la moitié d’alliage, celle d’Alexandre Sévere les deux tiers : l’affoiblissement continua, & sous Galien, on ne voyoit plus que du cuivre argenté.

Le prince qui de nos jours feroit dans les monnoies des operations si violentes, se tromperoit lui-même, & ne tromperoit personne. Le change a appris au banquier à comparer toutes les monnoies du monde, & à les mettre à leur juste valeur ; le titre des monnoies ne peut plus être un secret. Si un prince commence le billon, tout le monde continue, & le fait pour lui : les especes fortes sortent d’abord, & on les lui renvoie foibles. Si, comme les empereurs romains, il affoiblissoit l’argent, sans affoiblir l’or, il verroit tout-à-coup disparoître l’or, & il seroit réduit à son mauvais argent. Le change, en un mot, a ôté les grands coups d’autorité, du moins les succès des grands coups d’autorité.

Je n’ai plus que quelques remarques à faire sur les monnoies romaines & leur évaluation.

Il ne paroît pas qu’on ait mis aucune tête de consul ou de magistrat sur les especes d’or ou d’argent avant le déclin de la république. Alors les trois maîtres des monnoies nommés triumvirs monétaires, s’ingérerent de mettre sur quelques-unes les têtes de telles personnes qu’il leur plaisoit, & qui s’étoient distinguées dans les charges de l’état, observant néanmoins que cette personne ne fût plus vivante, de peur d’exciter la jalousie des autres citoyens. Mais après que Jules-César se fut arrogé la dictature perpétuelle, le sénat lui accorda par exclusion à toute autre, de faire mettre l’empreinte de sa tête sur les monnoies ; exemple que les empereurs imiterent ensuite. Il y en eut plusieurs qui firent fabriquer des especes d’or & d’argent portant leur nom, comme des Philippes, des Antonins, &c. Quelques-uns firent mettre pour empreinte la tête des impératrices. Constantin fit mettre sur quelques-unes la tête