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aucune altération ; & la raison en est simple. Je l’ai déja dit ; nous n’étudions le latin que pour nous mettre en état d’entendre les bons ouvrages qui nous restent en cette langue, c’est le seul but où doivent tendre tous nos efforts : c’est donc le latin de ces ouvrages mêmes qui doit nous occuper, & non un langage que nous n’y rencontrerons pas ; nos premieres tentatives doivent entamer notre tâche, & l’abréger d’autant. Ainsi il n’y doit entrer que ce que l’on pourra copier fidellement dans les auteurs de la plus pure latinité, sans toucher le moins du monde à leur texte ; & cela est d’autant plus facile, que le champ est vaste au prix de l’étendue que doit avoir ce volume élémentaire, qui, tout considéré, ne doit pas excéder quatre à cinq feuilles d’impression, afin de mettre les commençans, aussitôt après, aux sources mêmes.

Du reste, comme je voudrois que les enfans apprissent ce livre par cœur à mesure qu’ils l’entendroient, afin de meubler leur mémoire de mots & de tours latins ; il me semble qu’avec un peu d’art dans la tête du compilateur, il ne lui seroit pas impossible de faire de ce petit recueil un livre utile par le fonds autant que par la forme : il ne s’agiroit que d’en faire une suite de maximes intéressantes, qui avec le tems pourroient germer dans les jeunes esprits où on les auroit jettées sous un autre prétexte, s’y développer, & y produire d’excellens fruits. Et quand je dis des maximes, ce n’est pas pour donner une préférence exclusive au style purement dogmatique : les bonnes maximes se peuvent présenter sous toutes les formes ; une fable, un trait historique, une épigramme, tout est bon pour cette fin : la morale qui plait est la meilleure.

Quel mal y auroit-il à accompagner ce recueil d’une traduction élégante, mais fidelle vis à-vis du texte ? L’intelligence de celui-ci n’en seroit que plus facile ; & il est aisé de sentir que l’étude analytique du latin empêcheroit l’abus qui résulte communément des traductions dans la méthode ordinaire. On pourroit aussi, & peut-être seroit-ce le mieux, imprimer à part cette traduction, pour être le sujet des premieres applications de la Grammaire générale à la langue françoise : cette traduction n’en seroit que plus utile quand elle se retrouveroit vis-à-vis de l’original : il seroit plûtôt conçu ; la correspondance en seroit plûtôt sentie ; & les différences des deux langues en seroient saisies & justifiées plus aisément. Mais dans ce cas le texte devroit aussi être imprimé à part, afin d’éviter une multiplication superflue.

J’ose croire qu’au moyen de cette méthode, & en n’adoptant que des principes de Grammaire lumineux & véritablement généraux & raisonnés, on menera les enfans au but par une voie sûre, & débarrassée non-seulement des épines & des peines inséparables de la méthode ordinaire, mais encore de quantité de difficultés qui n’ont dans les livres d’autre réalité que celle qu’ils tirent de l’inéxactitude de nos principes, & de notre paresse à les discuter. Qu’il me soit permis, pour justifier cette derniere reflexion, de rappeller ici un texte de Virgile que j’ai cité à l’article Inversion, & dont j’ai donné la construction telle que nous l’a laissée Servius, & d’après lui saint Isidore de Séville, Æneïd. II. 348. Voici d’abord ce passage avec la ponctuation ordinaire.

Juvenes, fortissima, frustrà,
Pectora, si vobis, audentem extrema, cupido est
Certa sequi ; (quæ sit rebus fortuna videtis :
Excessêre omnes, adytis arisque relictis,
Dî quibus imperium hoc steterat :) succurritis urbi
Incensæ : moriamur, & in media arma ruamus.

On prétend que l’adverbe frustrâ, mis entre deux

virgules dans le premier vers, tombe sur le verbe succurritis du cinquieme vers ; & la construction d’Isidore & de Servius nous donne à entendre que le second vers avec les deux premiers mots du troisieme, sont liés avec ce qu’on lit dans le sixieme, moriamur & in media arma ruamus. Mais, j’ose le dire hardiment, si Virgile l’avoit entendu ainsi, il se seroit mépris grossierement ; ni la construction analytique ni la construction usuelle du latin ou de quelque langue que ce soit, n’autorisent ni ne peuvent autoriser de pareils entrelacemens, sous prétexte même de l’agitation la plus violente, ou de l’enthousiasme le plus irrésistible : ce ne seroit jamais qu’un verbiage repréhensible, &, pour me servir des termes de Quintilien, inst. VIII. 2, pejor est misturà verborum. Mais rendons plus de justice à ce grand poëte : il savoit très-bien ce qui convenoit dans la bouche d’Enée au moment actuel : que des discours suivis, raisonnés & froids par conséquent, ne pouvoient pas être le langage d’un prince courageux qui voyoit sa patrie subjuguée, la ville livrée aux flammes, au pillage, à la fureur de l’ennemi victorieux, sa famille exposée à des insultes de toute espece ; mais il savoit aussi que les passions les plus vives n’amenent point le phebus & le verbiage dans l’élocution : qu’elles interrompent souvent les propos commencés, parce qu’elles présentent rapidement à l’esprit des torrens, pour ainsi dire, d’idées détachées qui se succedent sans continuité, & qui s’associent sans liaison ; mais qu’elles ne laissent jamais assez de phlegme pour renouer les propos interrompus. Cherchons donc à interpréter Virgile sans tordre en quelque maniere son texte, & suivons sans résistance le cours des idées qu’il présente naturellement. J’en ferois ainsi la construction analytique d’après mes principes. (Je mets en parenthese & en caracteres différens les mots qui suppléent les ellipses.)

Juvenes, pectora fortissima frustrà, (dicite) si cupido certa sequi (me) audentem (tentare pericula) extrema est vobis ? videtis quæ fortuna sit rebus ; omnes dî (à) quibus hoc imperium steterat, excessére (ex) adytis, que (ex) aris relictis : (dicite igitur in quem finem) succurritis urbi incensæ ? (hoc negotium unum, ut) moriamur & (proinde ut) ruamus in arma media, (decet nos.)

Je conviens que cette construction fait disparoître toutes les beautés & toute l’énergie de l’original ; mais quand il s’agit de reconnoître le sens grammatical d’un texte, il n’est pas question d’en observer les beautés oratoires ou poétiques ; j’ajoute que l’on manquera le second point si l’on n’est d’abord assuré du premier, parce qu’il arrive souvent que l’énergie, la force, les images & les beautés d’un discours tiennent uniquement à la violation des lois minutieuses de la Grammaire, & qu’elles deviennent ainsi le motif & l’excuse de cette transgression. Comment donc parviendra-t-on à sentir ses beautés, si l’on ne commence par reconnoître le procédé simple dont elles doivent s’écarter ? Je n’irai pas me défier des lecteurs jusqu’à faire sur le texte de Virgile l’application du principe que je pose ici : il n’y en a point qui ne puisse la faire aisément ; mais je ferai trois remarques qui me semblent nécessaires.

La premiere concerne trois supplémens que j’ai introduits dans le texte pour le construire ; 1°. (dicite) si cupido, &c. Je ne puis suppléer dicite qu’en supposant que si peut quelquefois, & spécialement ici, avoir le même sens que an (voyez Interrogatif. ) ; or cela n’est pas douteux, & en voici la preuve : an marque proprement l’incertitude, & si désigne la supposition ; mais il est certain que quand on connoît tout avec certitude, il n’y a point de supposition à faire, & que la supposition tient nécessaire-