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2°. Il en est tout autrement des langues mortes, comme l’hébreu, l’ancien grec, le latin. Aucune nation ne parle aujourd’hui ces langues ; & nous n’avons, pour les apprendre, que les livres qui nous en restent. Ces livres même ne peuvent pas nous être aussi utiles que ceux d’une langue vivante ; parce que, nous n’avons pas, pour nous les faire entendre, des interpretes aussi sûrs & aussi autorisés, & que s’ils nous laissent des doutes, nous ne pouvons en trouver ailleurs l’éclaircissement. Est-il donc raisonnable d’employer ici la même méthode que pour les langues vivantes ? Après l’étude des principes généraux du méchanisme & de l’analogie d’une langue morte, débuterons nous par composer en cette langue, soit de vive voix, soit par écrit ? Ce procédé est d’une absurdité évidente : à quoi bon parler une langue qu’on ne parle plus ? Et comment prétend-on venir à bout de la parler seul, sans en avoir étudié l’usage dans ses sources, ou sans avoir présent un moniteur instruit qui le connoisse avec certitude, & qui nous le montre en parlant le premier ? Jugez par-là ce que vous devez penser de la méthode ordinaire, qui fait de la composition des thèmes son premier, son principal, & presque son unique moyen. Voyez Etude, & la Méch. des langues, liv. II. §. j. C’est aussi par-là que l’on peut apprécier l’idée que l’on proposa dans le siecle dernier, & que M. de Maupertuis a réchauffée de nos jours, de fonder une ville dont tous les habitans, hommes & femmes, magistrats & artisans ne parleroient que la langue latine. Qu’avons-nous affaire de savoir parler cette langue ? Est-ce à la parler que doivent tendre nos études ?

Quand je m’occupe de la langue italienne, ou de telle autre qui est actuellement vivante, je dois apprendre à la parler, puisqu’on la parle ; c’est mon objet : & si je lis alors les lettres du cardinal d’Ossat, la Jérusalem délivrée, l’énéïde d’Annibal Caro, ce n’est pas pour me mettre au fait des affaires politiques dont traite le prélat, ou des avantures qui constituent la fable des deux poëmes ; c’est pour apprendre comment se sont énoncés les auteurs de ces ouvrages. En un mot, j’étudie l’italien pour le parler, & je cherche dans les livres comment on le parle. Mais quand je m’occupe d’hébreu, de grec, de latin, ce ne peut ni ne doit être pour parler ces langues, puisqu’on ne les parle plus ; c’est pour étudier dans leurs sources l’histoire du peuple de Dieu, l’histoire ancienne ou la romaine, la Mythologie, les Belles-Lettres, &c. La Littérature ancienne, ou l’étude de la Religion, est mon objet : & si je m’applique alors à quelque langue morte, c’est qu’elle est la clé nécessaire pour entrer dans les recherches qui m’occupent. En un mot, l’étudie l’Histoire dans Hérodote, la Mythologie dans Homere, la Morale dans Platon ; & je cherche dans les grammaires, dans les lexiques, l’intelligence de leur langue, pour parvenir à celle de leurs pensées.

On doit donc étudier les langues vivantes, comme fin, si je puis parler ainsi ; & les langues mortes, comme moyen. Ce n’est pas au reste que je prétende que les langues vivantes ne puissent ou ne doivent être regardées comme des moyens propres à acquérir ensuite des lumieres plus importantes : je m’en suis expliqué tout autrement au mot Langue ; & quiconque n’a pas à voyager chez les étrangers, ne doit les étudier que dans cette vûe. Mais je veux dire que la considération des secours que nous avons pour ces langues doit en diriger l’étude, comme si l’on ne se proposoit que de les savoir parler ; parce que cela est possible, que personne n’entend si bien une langue que ceux qui la savent parler, & qu’on ne sauroit trop bien entendre celle dont on prétend faire un moyen pour d’autres études. Au contraire

nous n’avons pas assez de secours pour apprendre à parler les langues mortes dans toutes les occasions ; le langage qui résulteroit de nos efforts pour les parler ne serviroit de rien à l’intelligence des ouvrages que nous nous proposerions de lire, parce que nous n’y parlerions guere que notre langue avec les mots de la langue morte ; par conséquent nos efforts seroient en pure perte pour la seule fin que l’on doit se proposer dans l’étude des langues anciennes.

II. De la distinction des langues en analogues & transpositivés, il doit naître encore des différences dans la méthode de les enseigner, aussi marquées que celle du génie de ces langues.

1°. Les langues analogues suivent, ou exactement ou de fort près, l’ordre analytique, qui est, comme je l’ai dit ailleurs, (voyez Inversion & Langue) le lien naturel, & le seul lien commun de tous les idiomes. La nature, chez tous les hommes, a donc déja bien avancé l’ouvrage par rapport aux langues analogues, puisqu’il n’y a en quelque sorte à apprendre que ce que l’on appelle la Grammaire & la Vocabulaire, que le tour de la phrase ne s’écarte que peu ou point de l’ordre analytique, que les inversions y sont rares ou legeres, & que les ellipses y sont ou peu fréquentes ou faciles à suppléer. Le degré de facilité est bien plus grand encore, si la langue naturelle de celui qui commence cette étude, est elle-même analogue. Quelle est donc la méthode qui convient à ces langues ? Mettez dans la tête de vos éleves une connoissance suffisante des principes grammaticaux propres à cette langue, qui se réduisent à-peu-près à la distinction des genres & des nombres pour les noms, les pronoms, & les adjectifs, & à la conjugaison des verbes. Parlez-leur ensuite sans délai, & faites-les parler, si la langue que vous leur enseignez est vivante ; faites-leur traduire beaucoup, premierement de votre langue dans la leur, puis de la leur dans la vôtre : c’est le vrai-moyen de leur apprendre promptement & sûrement le sens propre & le sens figuré de vos mots, vos tropes, vos anomalies, vos licences, vos idiotismes de toute espece. Si la langue analogue que vous leur enseignez, est une langue morte, comme l’hébreu, votre provision de principes grammaticaux une fois faite, expliquez vos auteurs, & faites-les expliquer avec soin, en y appliquant vos principes fréquemment & scrupuleusement : vous n’avez que ce moyen pour arriver, ou plutôt pour mener utilement à la connoissance des idiotismes, où gissent toûjours les plus grandes difficultés des langues. Mais renoncez à tout desir de parler ou de faire parler hébreu ; c’est un travail inutile ou même nuisible, que vous épargnerez à votre éleve.

2°. Pour ce qui est des langues transpositives, la méthode de les enseigner doit demander quelque chose de plus ; parce que leurs écarts de l’ordre analytique, qui est la regle commune de tous les idiomes, doivent y ajoûter quelque difficulté, pour ceux principalement dont la langue naturelle est analogue : car c’est autre chose à l’égard de ceux dont l’idiome maternel est également transpositif ; la difficulté qui peut naître de ce caractere des langues est beaucoup moindre, & peut-être nulle à leur égard. C’est précisément le cas où se trouvoient les Romains qui étudioient le grec, quoique M. Pluche ait jugé qu’il n’y avoit entre leur langue & celle d’Athènes aucune affinité.

« Il étoit cependant naturel, dit-il dans la préface de la Méchanique des Langues, page vij. qu’il en coûtât davantage aux Romains pour apprendre le grec, qu’à nous pour apprendre le latin : car nos langues françoise, italienne, espagnole, & toutes celles qu’on parle dans le midi de l’Europe, étant sorties, comme elles le sont pour la plûpart, de l’an-