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2° de l’expérience, s’être trouvé souvent dans les bonnes tables, &c. on est alors plus en état de dire pourquoi un mets est bon ou mauvais. Pour être connoisseur en ouvrage d’esprit, il faut un bon jugement, c’est un présent de la nature ; cela dépend de la disposition des organes ; il faut encore avoir fait des observations sur ce qui plaît ou sur ce qui déplaît ; il faut avoir su allier l’étude & la méditation avec le commerce des personnes éclairées, alors on est en état de rendre raison des regles & du goût.

» Les viandes & les assaissonnemens qui plaisent aux uns, déplaisent aux autres ; c’est un effet de la différente constitution des organes du goût : il y a cependant sur ce point un goût général auquel il faut avoir égard, c’est-à-dire qu’il y a des viandes & des mets qui sont plus généralement au goût des personnes délicates. Il en est de même des ouvrages d’esprit : un auteur ne doit pas se flatter d’attirer à lui tous les suffrages, mais il doit se conformer au goût général des personnes éclairées qui sont au fait.

» Le goût, par rapport aux viandes, dépend beaucoup de l’habitude & de l’éducation : il en est de même du goût de l’esprit ; les idées exemplaires que nous avons reçues dans notre jeunesse, nous servent de regle dans un âge plus avancé ; telle est la force de l’éducation, de l’habitude & du préjugé. Les organes accoutumés à une telle impression en sont flattés de telle sorte, qu’une impression indifférente ou contraire les afflige : ainsi, malgré l’examen & les discussions, nous continuons souvent à admirer ce qu’on nous a fait admirer dans les premieres années de notre vie ; & de-là peut-être les deux partis, l’un des anciens & l’autre des modernes ».

[J’ai quelquefois ouï reprocher à M. de Marsais d’être un peu prolixe ; & j’avoue qu’il étoit possible, par exemple, de donner moins d’exemples de la métaphore, & de les développer avec moins d’étendue : mais qui est-ce qui ne porte point envie à une si heureuse prolixité ? L’auteur d’un dictionnaire de langues ne peut pas lire cet article de la métaphore sans être frappé de l’exactitude étonnante de notre grammairien, à distinguer le sens propre du sens figuré, & à assigner dans l’un le fondement de l’autre : & s’il le prend pour modele, croit-on que le dictionnaire qui sortira de ses mains, ne vaudra pas bien la foule de ceux dont on accable nos jeunes étudians sans les éclairer ? D’autre part, l’excellente digression que nous venons voir sur le goût n’est-elle pas une preuve des précautions qu’il faut prendre de bonne heure pour former celui de la jeunesse ? N’indique-t-elle pas même ces précautions ? Et un instituteur, un pere de famille, qui met beaucoup au-dessus du goût littéraire des choses qui lui sont en effet préférables, l’honneur, la probité, la religion, verra-t-il froidement les attentions qu’exige la culture de l’esprit, sans conclure que la formation du cœur en exige encore de plus grandes, de plus suivies, de plus scrupuleuses ? Je reviens à ce que notre philosophe a encore à nous dire sur la métaphore.]

« Remarques sur le mauvais usage des métaphores. Les métaphores sont défectueuses, 1° quand elles sont tirées des sujets bas. Le P. de Colonia reproche à Tertuliien d’avoir dit que le déluge universel fut la lessive de la nature : Ignobilitatis vitio laborare videtur celebris illa Tertulliani metaphora, quâ dilluvium appellat naturæ generale lixivium. De arte rhet.

» 2°. Quand elles sont forcées, prises de loin, & que le rapport n’est point assez naturel, ni la comparaison assez sensible ; comme quand Théophile a dit : Je baignerai mes mains dans les ondes

de tes cheveux ; & dans un autre endroit il dit que la charrue écorche la plaine. Théophile, dit M. de Bruyere, (Caract. chap. j. des ouvrages de l’esprit), la charge de ses descriptions, s’appesantit sur les détails ; il exagere, il passe le vrai dans la nature, Il en fait le roman. On peut rapporter à la même espece les métaphores qui sont tirées de sujets peu connus.

» 3°. Il faut aussi avoir égard aux convenances des différens styles ; il y a des métaphores qui conviennent au style poétique, qui seroient déplacées dans le style oratoire. Boileau a dit, ode sur la prise de Namur :

Accourez, troupe savante,
Des sons que ma lyre enfante
Ces arbres sont réjouis.

» On ne diroit pas en prose qu’une lyre enfante des sons. Cette observation a lieu aussi à l’egard des autres tropes : par exemple, lumen dans le sens propre, signifie lumiere. Les poëtes latins ont donné ce nom à l’œil par métonymie, voyez Métonymie. Les yeux sont l’organe de la lumiere, & sont, pour ainsi dire, le flambeau de notre corps. Lucerna corporis tui est oculus tuus. Luc, xj. 34. Un jeune garçon fort aimable étoit borgne ; il avoit une sœur fort belle qui avoit le même défaut : on leur appliqua ce distique, qui fut fait à une autre occasion sous le regne de Philippe II. roi d’Espagne.

Parve puer, lumen quod habes concede sorori ;
Sic tu cæcus Amor, sic erit illa Venus.

où vous voyez que lumen signifie l’œil. Il n’y a rien de si ordinaire dans les poëtes latins que de trouver lumina pour les yeux ; mais ce mot ne se prend point en ce sens dans la prose.

» 4°. On peut quelquefois adoucir une métaphore en la changeant en comparaison, ou bien en ajoutant quelque correctif : par exemple, en disant pour ainsi dire, si l’on peut parler ainsi, &c. L’art doit être, pour ainsi dire, enté sur la nature ; la nature soutient l’art & lui sert de base, & l’art embellit & perfectionne la nature.

» 5°. Lorsqu’il y a plusieurs métaphores de suite, il n’est pas toujours nécessaire qu’elles soient tirées exactement du même sujet, comme on vient de le voir dans l’exemple précédent : enté est pris de la culture des arbres ; soutien, base sont pris de l’Architecture : mais il ne faut pas qu’on les prenne de sujets opposés, ni que les termes métaphoriques, dont l’un est dit de l’autre, excitent des idées qui ne puissent point être liées, comme si l’on disoit d’un orateur, c’est un torrent qui s’allume, au lieu de dire c’est un torrent qui entraîne. On a reproché à Malherbe d’avoir dit, liv. II. voyez les observ. de Ménage sur les poésies de Malherbe,

Prends ta foudre, Louis, & va comme un lion.

» Il falloit plûtôt dire comme Jupiter.

» Dans les premieres éditions du Cid, Chimene disoit, act. III. sc. 4.

Malgré des feux si beaux qui rompent ma colere.

» Feux & rompent ne vont point ensemble : c’est une observation de l’académie sur les vers du Cid. Dans les éditions suivantes on a mis troublent au lieu de rompent ; je ne sais si cette correction répare la premiere faute.

» Ecorce, dans le sens propre, est la partie extérieure des arbres & des fruits, c’est leur couverture : ce mot se dit fort bien dans un sens métaphorique pour marquer les dehors, l’apparence des choses. Ainsi l’on dit que les ignorans s’arrêtent à l’écorce, qu’ils s’attachent, qu’ils s’amusent à l’écorce.