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ce qui donna le coup de mort à son parti & le dissipa entierement.

Au commencement du viij. siecle, Serenus, juif espagnol, prit un tel ascendant sur ceux de son parti, qu’il sut leur persuader sa mission divine, pour être le Messie glorieux qui devoit établir dans la Palestine un empire florissant. Un grand nombre de crédules quitta patrie, biens, famille & établissemens pour suivre ce nouveau Messie : mais ils s’apperçurent trop tard de la fourberie, & ruinés de fond en comble, ils eurent tout le tems de se repentir de leur fatale crédulité.

Il s’éléva plusieurs faux messies dans le xij. siecle ; il en parut un en France duquel on ignore & le nom & la patrie. Louis le jeune sévit contre ses adhérens, il fut mis à mort par ceux qui se saisirent de sa personne.

L’an 1138 il y eut en Perse un faux messie qui sut assez bien lier sa partie, pour rassembler une armée considérable, au point de se hasarder de livrer bataille au roi de Perse. Ce prince voulut obliger les juifs de ses états de poser les armes, mais l’imposteur les en empêcha, se flattant des plus heureux succès. La cour négocia avec lui : il promit de désarmer si on lui remboursoit tout les frais qu’ils avoit faits. Le roi y consentit, & lui livra de grandes sommes ; mais dès que l’armée du faux christ fut dissipée, les Juifs furent contraints de rendre au roi tout ce qu’il avoit payé pour acheter la paix.

Le xiij. siecle fut fertile en faux Messies : on en compte sept ou huit qui parurent en Arabie, en Perse, dans l’Espagne, en Moravie. Un d’eux qui se nommoit David El-Ré, passe pour avoir été un très grand magicien ; il sut séduire les Juifs par ses prestiges, & se vit ainsi à la tête d’un parti considérable qui prit les armes en sa faveur ; mais ce messie fut assassiné par son propre gendre.

Jacques Zieglerne de Moravie, qui vivoit au milieu du xvj. siecle, annonçoit la prochaine venue du Messie, né, à ce qu’il disoit depuis quatorze ans, & l’avoit vu, disoit-il, à Strasbourg, & gardoit avec soin une épée & un sceptre pour le, lui mettre en main dès qu’il seroit en âge de combattre : il publioit que ce Messie, qui dans peu se manifesteroit à sa nation, détruiroit l’ante-christ, renverseroit l’empire des Turcs, fonderoit une monarchie universelle, & assembleroit enfin dans la ville de Constance un concile qui dureroit douze ans, & dans lequel seroient terminés tous les différends de la Religion.

L’an 1624 Philippe Zieglerne parut en Hollande, & promit que dans peu il viendroit un Messie, qu’il disoit avoir vu, & qu’il n’attendoit que la conversion du cœur des Juifs pour se manifester.

En l’an 1666 Zabathei Sevi, né dans Alep, se fit passer pour le Messie prédis par Zieglerne ; il ne négligea rien de ce qu’il falloit pour jouer un si grand rôle ; il étudia avec soin sous les livres hébreux, & s’en fit à lui-même l’application.

Il débuta par prêcher sur les grands chemins & carrefours, & au milieu des campagnes. Les Turcs se mocquoient de lui, le traitoient de fol & d’insensé, pendant que ses disciples l’admiroient & l’exaltoient jusques aux nues. Il eut aussi recours aux prodiges, la Philosophie n’en avoit pas encore désabusé dans ces tems-là : elle n’a pas même produit aujourd’hui cet heureux effet sur la multitude toujours portée au merveilleux. Il se vanta de s’élever en l’air, pour accomplir, disoit il, l’oracle d’lsaie, xiv. v. 14. qu’il appliquoit mal-à-propos au Messie. Il eut la hardiesse de demander à ses disciples s’ils ne l’avoient pas vu en l’air, & il blama l’aveuglement de ceux qui plus sinceres qu’enthousiastes oserent lui assurer que non. Il paroît qu’il ne mit pas d’abord dans ses

intérêts le gros de la nation juive, puisqu’il eut des affaires fort sérieuses avec les chefs de la synagogue de Smyrne, qui prononcerent contre lui une sentence de mort ; mais personne n’osant l’exécuter, il en fut quitte pour la peur & le bannissement.

Il contracta trois mariages, & n’en consomma point ; je ne sais dans quelle tradition il avoit pris que cette bisarre continence étoit un des respectables caracteres du libérateur promis. Après plusieurs voyages en Grece & en Egypte, il vint à Gaza, où il s’associa un juif nommé Nathan Levi ou Benjamin. Il lui persuada de faire le personnage du prophete Elie, qui devoit précéder le Messie. Ils se rendirent à Jérusalem, où le faux précurseur annonça Zabathei Sevy comme le Messie attendu. Quelque grossiere que fût cette trame, elle trouva des disciples : la populace juive se déclara pour lui ; ceux qui avoient quelque chose à perdre déclamerent contre lui & l’anathématiserent.

Sevy, pour fuir l’orage, se retira à Constantinople, & de-là à Smyrne Natha-Levy lui envoya quatre ambassadeurs qui le reconnurent & le saluerent publiquement en qualité de Messie ; cette ambassade en imposa au peuple & même à quelques docteurs, qui donnant dans le piége, déclarerent Zabatuei-Sevi Messie & roi des Hébreux ; ils s’empresserent de lui porter des présens considérables, afin qu’il pût soutenir sa nouvelle dignité. Le petit nombre des Juifs sensés & prudens blamerent ces nouveautés, & prononcerent contre l’imposteur une seconde sentence de mort. Fier de ce nouveau triomphe, il ne se mit pas beaucoup en peine de ces sentences, très-assuré qu’elles resteroient sans effet, & que personne ne se hasarderoit à les exécuter. Il se mit sous la protection du cadi de Smyrne, & eut bientôt pour lui tout le peuple juif. Il fit dresser deux trônes, un pour lui, & l’autre pour son épouse favorite, il prit le nom de roi des rois d’Israêl, & donna à Joseph Sevy son frere, celui de roi des rois de Juda. Il parloit de la prochaine conquête de l’empire Ottoman comme d’une chose si assurée, que déja il en avoit distribué à ses favoris les emplois & les charges ; il poussa même l’insolence jusqu’à faire ôter de la liturgie ou prieres publiques le nom de l’empereur, & à y faire substituer le sien. Il partit pour Constantinople ; les plus sages d’entre les Juifs sentirent bien que les projets & l’entreprise de Sevy pourroient perdre leur nation à la cour ottomane : ils firent avertir sous main le grand-seigneur, qui donna ses ordres pour faire arrêter ce nouveau Messie. Il répondit à ceux qui lui demanderent pourquoi il avoit pris le nom & la qualité de roi, que c’étoit le peuple juif qui l’y avoit obligé.

On le fit mettre en prison aux Dardanelles ; les Juifs publierent qu’on ne l’épargnoit que par crainte ou par foiblesse. Le gouverneur des Dardanelles s’enrichit des présens que les juifs crédules lui prodiguerent pour visiter leur roi, leur Messie prisonnier, qui dans cet état humiliant conservoit tout son orgueil, & se faisoit rendre des honneurs extraordinaires.

Cependant le sultan, qui tenoit sa cour à Andrinople, voulut faire finir cette pieuse comédie, dont les suites pouvoient être funestes : il fit venir Sevy ; & sur ce qu’il se disoit invulnérable, le sultan ordonna qu’il fût percé d’un trait & d’une épée. De telles propositions d’ordinaire déconcertent les imposteurs ; Sevy préféra les coups des muphtis & derviches à ceux des icoglans. Fustigé par les ministres de la loi, il se fit mahométan, & il vécut également méprisé des Juifs & des Musulmans : ce qui a si fort décrédité la profession de faux messie, que c’est le dernier qui ait fait quelque figure & paru en public à la tête d’un parti.