Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 10.djvu/381

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

élisant un roi & six conseillers pour présider à cette fête. On a les lettres-patentes de l’institution de la société du fou, établie à Cleves en 1381. Ces patentes sont scellées de 35 sceaux en cire verte, qui étoit la couleur des fous. L’original de ces lettres se conservoit avec soin dans les archives du comté de Cleves.

Il y a tant de rapport entre les articles de cette institution & ceux de la société de la mere-folle de Dijon, laquelle avoit, comme celle du comté de Cleves, des statuts, un sceau & des officiers, que j’embrasse volontiers le sentiment du P. Menestrier, qui croit que c’est de la maison de Cleves que la compagnie dijonnoise a tiré son origine ; ajoutez que les princes de cette maison ont eu de grandes alliances avec les ducs de Bourgogne, dans la cour desquels ils vivoient le plus souvent.

La plûpart des villes des Pays bas dépendantes des ducs de Bourgogne, célébroient de semblables fêtes. Il y en avoit une à Lille sous le nom de fête de l’épinette, à Douai sous le nom de la féte aux anes, à Bouchain sous le nom de prevot de l’etourdi, & à Evreux sous celui de la fête des couards, ou cornards. Doutreman a décrit ces fêtes dans son histoire de Valenciennes ; en un mot, il y avoit alors peu de villes qui n’eussent de pareilles boufonneries.

La mere-folle ou mere-folie, autrement dite l’infanterie dijonnoise, en latin de ce tems-là, mater stultorum, étoit une compagnie composée de plus de 500 personnes, de toutes qualités, officiers du parlement, de la chambre des comptes, avocats, procureurs, bourgeois, marchands, &c.

Le but de cette société étoit la joie & le plaisir. La ville de Dijon, dit le P. Menestrier, qui est un pays de vendanges & de vignerons, a vu long-tems un spectacle qu’on nommoit la mere-folie. Ce spectacle se donnoit tous les ans au tems du carnaval, & les personnes de qualité, déguisées en vignerons, chantoient sur des chariots des chansons & des satyres, qui étoient comme la censure publique des mœurs de ce tems-là. C’est de ces chansons à chariots & à satyres que venoit l’ancien proverbe latin, des chariots d’injures, plaustra injuriarum.

Cette compagnie, comme nous l’avons déja dit, subsistoit dans les états du duc Philippe le Bon avant 1454, puisqu’on en voit la confirmation accordée cette même année par ce prince. L’on voit aussi au trésor de la sainte chapelle du roi à Dijon, une seconde confirmation de la mere-folle en 1482, par Jean d’Amboise, évêque de Langres, lieutenant en Bourgogne, & par le seigneur de Beaudricourt, gouverneur du pays ; ladite confirmation est en vers françois.

Cette société de mere-folle étoit composée d’infanterie. Elle tenoit ordinairement assemblée dans la salle du jeu de paume de la Poissonnerie, à la réquisition du procureur fiscal, dit fiscal verd, comme il paroît par les billets de convocation, composés en vers burlesques. Les trois derniers jours du carnaval, les membres de la société portoient des habillemens déguisés & bigarrés de couleur verte, rouge & jaune, un bonnet de même couleur à deux pointes avec des sonnettes, & chacun d’eux tenoit en main des marottes ornées d’une tête de fou. Les charges & les postes étoient distingués par la différence des habits ; la compagnie avoit pour chef celui des associés qui s’étoit rendu le plus recommandable par sa bonne mine, ses belles manieres & sa probité. Il étoit choisi par la société, en portoit le nom, & s’appelloit la mere-folle. Il avoit toute sa cour comme un souverain, sa garde suisse, ses gardes à cheval, ses officiers de justice, des officiers de sa maison, son chancelier, son grand écuyer, en un mot toutes les dignités de la royauté.

Les jugemens qu’il rendoit s’exécutoient nonobstant appel, qui se relevoit directement au parlement. On en trouve un exemple dans un arrêt de la cour du 6 Février 1579, qui confirme le jugement rendu par la mere-folle.

L’infanterie qui étoit de plus de 200 hommes, portoit un guidon ou étendard, dans lequel étoient peintes des têtes de fous sans nombre avec leurs chaperons, plusieurs bandes d’or, & pour dévise, stultorum infinitus est numerus.

Ils portoient un drapeau à deux flammes de trois couleurs, rouge, verte & jaune, de la même figure & grandeur que celui des ducs de Bourgogne. Sur ce drapeau étoit représentée une femme assise, vêtue pareillement de trois couleurs, rouge, verte & jaune, tenant en sa main une marotte à tête de fou, & un chaperon à deux cornes, avec une infinité de petits fous coîffés de même, qui sortoient par-dessous & par les fentes de sa jupe. La devise pareille à celle de l’étendard, étoit bordée tout-autour de franges rouges, vertes & jaunes.

Les lettres-patentes que l’on expédioit à ceux que l’on recevoit dans la société, étoient sur parchemin, écrites en lettres des trois couleurs, signées par la mere-folle, & par le griffon verd, en sa qualité de greffier. Sur ces lettres-patentes étoit empreinte la figure d’une femme assise, portant un chaperon en tête, une marotte en main, avec la même inscription qu’à l’étendard.

Quand les membres de la société s’assembloient pour manger ensemble, chacun portoit son plat. La mere-folle (on sait que c’est le commandant, le général, le grand-maître) avoit cinquante suisses pour sa garde. C’étoient les plus riches artisans de la ville qui se prètoient volontiers à cette dépense. Ces suisses faisoient garde à la porte de la salle de l’assemblée, & accompagnoient la mere folle à pié, à la reserve du colonel qui montoit à cheval.

Dans les occasions solemnelles, la compagnie marchoit avec de grands chariots peints, trainés chacun par six chevaux, caparaçonnés avec des couvertures de trois couleurs, & conduits par leurs cochers & leurs postillons vêtus de même. Sur ces chariots étoient seulement ceux qui récitoient des vers bourguignons, habillés comme le devoient être les personnages qu’ils représentoient.

La compagnie marchoit en ordre avec ces chariots par les plus belles rues de la ville, & les plus belles poésies se chantoient d’abord devant le logis du gouverneur, ensuite devant la maison du premier président du parlement, & enfin devant celle du maire. Tous étoient masqués, habillés de trois couleurs, mais ayant des marques distinctives suivant leurs offices.

Quatre hérauts avec leurs marottes, marchoient à la tête devant le capitaine des gardes ; ensuite paroissoient les chariots, puis la mere-folle précédée de deux hérauts, & montée sur une haquenée blanche ; elle étoit suivie de ses dames d’atour, de six pages & de douze valets de pié : après eux venoit l’enseigne, puis 60 officiers, les écuyers, les fauconniers, le grand veneur & autres. A leur suite marchoit le guidon, accompagné de 50 cavaliers, & à la queue de la procession le fiscal verd & les deux conseillers, habillés comme lui ; enfin les suisses fermoient la marche.

La mere-folle montoit quelquefois sur un chariot fait exprès, tiré par deux chevaux seulement, lorsqu’elle étoit seule ; toute la compagnie le précédoit, & suivoit ce char en ordre. D’autres fois on atteloit au char de la mere-folle douze chevaux richement caparaçonnés ; & cela se faisoit toujours lorsqu’on avoit construit sur le chariot un être capable de contenir avec la mere-folle des acteurs habillés sui-