Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 10.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A la Chine les enfans rendent d’extrèmes honneurs à leurs parens ; ils leur donnent sans cesse des marques extérieures de respect & d’amour : il est vraissemblable que dans ces marques extérieures, il y a plus de démonstration que de réalité ; mais le respect & l’amour pour les parens sont plus vifs & plus continus à la Chine, qu’ils ne le sont dans les pays où les mêmes sentimens sont ordonnés, sans que les loix prescrivent la maniere de les manifester. Il s’en manque bien en France, que le peuple respecte tous les grands qu’il salue ; mais les grands y sont plus respectés, que dans les pays où les manieres établies n’imposent pas pour eux des marques de respect.

Chez les Germains, & depuis parmi nous dans les siécles de chevalerie, on honoroit les femmes comme des dieux. La galanterie étoit un culte, & dans ce culte comme dans tous les autres, il y avoit des tiédes & des hypocrites ; mais ils honoroient encore les femmes, & certainement ils les aimoient & les respectoient davantage que le caffre qui les fait travailler, tandis qu’il se repose, & que l’asiatique qui les enchaîne & les caresse, comme des animaux destinés à ses plaisirs.

L’habitude de certaines actions, de certains gestes, de certains mouvemens, de certains signes extérieurs maintiennent plus en nous les mêmes sentimens, que tous les dogmes & toute la Métaphysique du monde.

J’ai dit que l’habitude machinale nous faisoit faire les actions dont nous n’avions plus en nous le principe moral ; j’ai dit qu’elle conservoit en nous le principe, elle fait plus, elle l’augmente ou le fait naître.

Il n’y a aucune passion de notre ame, aucune affection, aucun sentiment, aucune émotion qui n’ait son effet sur le corps, qui n’éleve, n’affaisse, ne relâche ou ne tende quelques muscles, & n’ait du plus au moins en variant notre extérieur, une expression particuliere. Les peines & les plaisirs, les desirs & la crainte, l’amour ou l’aversion, quelque morale qu’en soit la cause, ont plus ou moins en nous des effets physiques qui se manifestent par des signes, plus ou moins sensibles. Toutes les affections se marquent sur le visage, y donnent une certaine expression, font ce qu’on appelle la physionomie, changent l’habitude du corps, donnent & ôtent la contenance, font faire certains gestes, certains mouvemens. Cela est d’une vérité qu’on ne conteste pas.

Mais il n’est pas moins vrai, que les mouvemens des muscles & des nerfs qui sont d’ordinaire les effets d’une certaine passion, étant excités, répetés en nous sans le secours de cette passion, s’y reproduisent jusqu’à un certain point.

Les effets de la musique sur nous sont une preuve sensible de cette vérité : l’impression du corps sonore sur nos nerfs y excite différens mouvemens, dont plusieurs sont du genre des mouvemens qu’y exciteroit une certaine passion ; & bien-tôt si ces mouvemens se succédent, si le musicien continue de donner la même sorte d’ébranlement au genre nerveux ; il fait passer dans l’ame telle ou telle passion, la joie, la tristesse, l’inquiétude, &c. Il s’ensuit de cette observation, dont tout homme doué de quelque délicatesse d’organe, peut constater en soi la vérité, que si certaines passions donnent au corps certains mouvemens, ces mouvemens ramenent l’ame à ces passions ; or les manieres consistant pour la plûpart en gestes, habitudes de corps, démarches, actions, qui sont les signes, l’expression, les effets de certains sentimens, doivent donc non seulement manifester, conserver ces sentimens, mais quelquefois les faire naître.

Les anciens ont fait plus d’attention que nous à l’influence des manieres sur les mœurs, & aux rapports des habitudes du corps à celles de l’ame. Platon distingue deux sortes de danse, l’une qui est un art d’imitation, & à proprement parler, la pantomime, la danse & la seule danse propre au théâtre ; l’autre, l’art d’accoutumer le corps aux attitudes décentes, à faire avec bienséance les mouvemens ordinaires ; cette danse s’est conservée chez les modernes, & nos maitres à danser sont professeurs des manieres. Le maitre à danser de Moliere n’avoit pas tant de tort qu’on le pense, sinon de se préférer, du moins de se comparer au maitre de Philosophie.

Les manieres doivent exprimer le respect & la soumission des inférieurs à l’égard des supérieurs, les témoignages d’humanité & de condescendance des supérieurs envers les inférieurs, les sentimens de bienveillance & d’estime entre les égaux. Elles réglent le maintien, elles le prescrivent aux différens ordres, aux citoyens des différens états.

On voit que les manieres, ainsi que les mœurs, doivent changer, selon les différentes formes de gouvernement. Dans les pays de despotisme, les marques de soumission sont extrèmes de la part des inférieurs ; devant leurs rois les satrapes de Perse se prosternoient dans la poussiere, & le peuple devant les satrapes se prosternoit de même ; l’Asie n’est point changée.

Dans les pays de despotisme, les témoignages d’humanité & de condescendance de la part des supérieurs, se réduisent à fort peu de chose. Il y a trop d’intervalle entre ce qui est homme & ce qui est homme en place, pour qu’ils puissent jamais se rapprocher ; là les supérieurs ne marquent aux inféreurs que du dédain, & quelquefois une insultante pitié.

Les égaux esclaves d’un commun maitre, n’ayant ni pour eux-mêmes, ni pour leurs semblables, aucune estime, ne s’en témoignent point dans leurs manieres ; ils ont foiblement l’un pour l’autre, les sentimens de bienveillance ; ils attendent peu l’un de l’autre, & les esclaves élevés dans la servitude ne savent point aimer ; ils sont plus volontiers occupés à rejetter l’un sur l’autre le poids de leurs fers, qu’à s’aider à les supporter ; ils ont plus l’air d’implorer la pitié, que d’exprimer de la bienséance.

Dans les démocraties, dans les gouvernemens où la puissance législative réside dans le corps de la nation, les manieres marquent foiblement les rapports de dépendance, & en tout genre même ; il y a moins de manieres & d’usages établis, que d’expressions de la nature ; la liberté se manifeste dans les attitudes, les traits & les actions de chaque citoyen.

Dans les aristocratiques, & dans les pays où la liberté publique n’est plus, mais où l’on jouit de la liberté civile ; dans les pays où le petit nombre fait les lois, & sur-tout dans ceux où un seul regne, mais par les lois, il y a beaucoup de manieres & d’usages de convention. Dans ces pays plaire est un avantage, déplaire est un malheur. On plait par des agrémens & même par des vertus, & les manieres y sont d’ordinaire nobles & agréables. Les citoyens ont besoin les uns des autres pour se conserver, se secourir, s’élever ou jouir. Ils craignent d’éloigner d’eux leurs concitoyens en laissant voir leurs défauts. On voit par-tout l’hiérarchie & les égards, le respect & la liberté, l’envie de plaire & la franchise.

D’ordinaire dans ces pays on remarque au premier coup d’œil une certaine uniformité, les caracteres paroissent se ressembler, parce que leur différence est cachée par les manieres, & même on y voit beaucoup plus rarement que dans les républiques, de ces caracteres originaux qui semblent ne