Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 10.djvu/327

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’imagination ce qu’ils disent de la mémoire. Loke fait lui-même consister celle-ci en ce que l’ame a la puissance de réveiller les perceptions qu’elle a déja eues, avec un sentiment qui dans ce tems-là la convainc qu’elle les a eues auparavant. Cependant cela n’est point exact ; car il est constant qu’on peut fort bien se souvenir d’une perception qu’on n’a pas le pouvoir de réveiller.

Tous les Philosophes sont ici tombés dans l’erreur de Loke. Quelques-uns qui prétendent que chaque perception laisse dans l’ame une image d’elle-même, à-peu-près comme un cachet laisse son empreinte, ne font pas exception ; car que seroit-ce que l’image d’une perception qui ne seroit pas la perception même ? La méprise en cette occasion vient de ce que, faute d’avoir assez considéré la chose, on a pris pour la perception même de l’objet quelques circonstances où quelque idée générale, qui en effet le réveillent.

Voici donc en quoi different l’imagination, la mémoire & la réminiscence ; trois choses que l’on confond assez ordinairement. La premiere réveille les perceptions mêmes ; la seconde n’en rappelle que les signes & les circonstances ; & la derniere fait reconnoître celles qu’on a déja eues.

Mais pour mieux connoître les bornes posées entre l’imagination & la mémoire, distinguons les différentes perceptions que nous sommes capables d’éprouver, & examinons quelles sont celles que nous pouvons réveiller, & celles-dont nous ne pouvons nous rappeller que les signes, quelques circonstances ou quelque idée générale. Les premieres donnent de l’exercice à l’imagination & les autres à la mémoire.

Les idées d’étendue sont celles que nous réveillons le plus aisément ; parce que les sensations d’où nous les tirons-sont telles que, tant que nous veillons, il nous est impossible de nous en séparer. Le goût & l’odorat peuvent n’être point affectés ; nous pouvons n’entendre aucun sens & ne voir aucune couleur ; mais il n’y a que le sommeil qui puisse nous enlever les perceptions du coucher. Il faut absolument que notre corps porte sur quelque chose, & que ses parties pesent les unes sur les autres. De-là naît une perception qui nous les représente comme distantes & limitées, & qui par conséquent emporte l’idée de quelque étendue.

Or, cette idée, nous pouvons la généraliser en la considérant d’une maniere indéterminée. Nous pouvons ensuite la modifier & en tirer, par exemple, l’idée d’une ligne droite ou courbe. Mais nous ne saurions réveiller exactement la perception de la grandeur d’un corps, parce que nous n’avons point là-dessus d’idée absolue qui puisse nous servir de mesure fixe. Dans ces occasions, l’esprit ne se rappelle que les noms de pié, de toise, &c. avec une idée de grandeur d’autant plus vague que celle qu’il veut se représenter est plus considérable.

Avec le secours de ces premieres idées, nous pouvons en l’absence des objets nous représenter exactement les figures les plus simples : tels sont des triangles & des quarrés : mais que le nombre des côtés s’augmente considérablement, nos efforts deviennent superflus. Si je pense à une figure de mille côtés & à une de 999, ce n’est pas par des perceptions que je les distingue, ce n’est que par les noms que je leur ai donnés : il en est de même de toutes les notions complexes ; chacun peut remarquer que, quand il en veut faire usage, il ne se retrace que les noms. Pour les idées simples qu’elles renferment, il ne peut les réveiller que l’une après l’autre, & il faut l’attribuer à une opération différente de la mémoire.

L’imagination s’aide naturellement de tout ce qui

peut lui être de quelque secours. Ce sera par comparaison avec notre propre figure que nous nous représenterons celle d’un ami absent, & nous l’imaginerons grand ou petit, parce que nous en mesurerons en quelque sorte la taille avec la nôtre. Mais l’ordre & la symmétrie sont principalement ce qui aide l’imagination, parce qu’elle y trouve différens points auxquels elle se fixe & auxquels elle rapporte le tout. Que je songe à un beau visage, les yeux ou d’autres traits qui m’auront le plus frappé, s’offriront d’abord, & ce sera relativement à ces premiers traits que les autres viendront prendre place dans mon imagination. On imagine donc plus aisément une figure à proportion qu’elle est plus réguliere ; on pourroit même dire qu’elle est plus facile à voir, car le premier coup-d’œil suffit pour s’en former une idée. Si au contraire elle est fort irréguliere, on n’en viendra à bout qu’après en avoir long-tems considéré les différentes parties.

Quand les objets qui occasionnent les sensations de goût, de son, d’odeur, de couleur & de lumiere sont absens, il ne reste point en nous de perception que nous puissions modifier pour en faire quelque chose de semblable à la couleur, à l’odeur & au goût, par exemple d’une orange. Il n’y a point non plus d’ordre, de symmétrie, qui vienne ici au secours de l’imagination. Ces idées ne peuvent donc se réveiller qu’autant qu’on se les est rendues familieres. Par cette raison, celles de la lumiere & des couleurs doivent se retracer le plus aisément, ensuite celles des sons. Quant aux odeurs & aux saveurs, on ne réveille que celles pour lesquelles on a un goût plus marqué. Il reste donc bien des perceptions dont on peut se souvenir, & dont cependant on ne se rappelle que les noms. Combien de fois même cela n’a-t-il pas lieu par rapport aux plus familieres, où l’on se contente souvent de parler des choses sans les imaginer ?

On peut observer différens progrès dans l’imagination. Si nous voulons réveiller une perception qui nous est peu familiere, telle que le goût d’un fruit dont nous n’avons mangé qu’une fois, nos efforts n’aboutiront ordinairement qu’à causer quelque ébranlement dans les fibres du cerveau & de la bouche ; & la perception que nous éprouverons ne ressemblera point au goût de ce fruit : elle seroit la même pour un melon, pour une pêche, ou même pour un fruit dont nous n’aurions jamais goûté. On en peut remarquer autant par rapport aux autres sens. Mais quand une perception est familiere, les fibres du cerveau accoutumées à fléchir sous l’action des objets obéissent plus facilement à nos efforts ; quelquefois même nos idées se retracent sans que nous y ayons part, & se présentent avec tant de vivacité, que nous y sommes trompés & que nous croyons avoir les objets sous les yeux ; c’est ce qui arrive aux fous & à tous les hommes quand ils ont des songes.

On pourroit, à l’occasion de ce qui vient d’être dit, faire deux questions. La premiere, pourquoi nous avons le pouvoir de réveiller quelques-unes de nos perceptions. La seconde, pourquoi, quand ce pouvoir nous manque, nous pouvons souvent nous rappeller au-moins les noms ou les circonstances.

Pour répondre d’abord à la seconde question, je dis que nous ne pouvons nous rappeller les noms ou les circonstances qu’autant qu’ils sont familiers. Alors ils rentrent dans la classe des perceptions qui sont à nos ordres, & dont nous allons parler en répondant à la premiere question, qui demande un plus grand détail.

La liaison de plusieurs idées ne peut avoir d’autre cause que l’attention que nous leur avons donnée,