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long usage d’alimens austeres, endurcis par le sel & la fumée, les débauches, le commerce immodéré avec les femmes dispose le corps à cette maladie, quelques poisons lents produisent aussi cet effet ; il y en a qui excitent aussi-tôt le délire mélancholique : Plutarque (dans la vie d’Antoine) rapporte que les soldats d’Antoine passant par un désert, furent obligés de manger d’une herbe qui les jetta tous dans un délire qui étoit tel, qu’ils se mirent tous à remuer, à tourner, à porter les pierres du camp ; vous les eussiez vû couchés par terre, occupés à défricher & transporter ces rochers, & peu de tems après mourir en vomissant de la bile ; le vin fut, au rapport de cet auteur, le seul antidote salutaire.

Quelques médecins, très-mauvais philosophes, ont ajouté à ces causes l’opération du démon ; ils n’ont pas hésité à lui attribuer des mélancholies dont ils ignoroient la cause, ou qui leur ont paru avoir quelque chose de surnaturel ; ils ont fait comme ces auteurs tragiques, qui ne sachant comment amener le dénouement de leur piece, ont recours à quelque divinité qu’ils font descendre à propos pour les terminer.

Les ouvertures des cadavres des personnes mortes de cette maladie, ne présentent aucun vice sensible dans le cerveau auquel on puisse l’attribuer ; tout le dérangement s’observe presque toujours dans le bas-ventre, & sur-tout dans les hypocondres, dans la région épigastrique ; le foie, la rate, l’uterus paroissent principalement affectés & semblent être le principe de tous les symptômes de la manie ; parcourons pour nous en convaincre, les différentes observations anatomiques qu’on a faites dans le cas présent. 1°. Bartholin a trouvé la rate extrèmement petite & les capsules atrabilaires considerablement augmentées, centur. 1. hist. 38. Riviere a vu l’épiploon rempli de tumeurs skirrheuses, noirâtres, dans un chanoine de Montpellier, mélancholique, lib. XIII. cap. jx. Mercatus écrit, que souvent les vaisseaux mésaraïques sont variqueux, carcinomateux, engorgés, distendus par un sang noirâtre. Wolfrigel a fait la même observation, miscella 2. curios. ann. 1670. Antoine de Pozzis raconte, qu’on trouva dans le cadavre d’un prince mort mélancholique, le mésentere engorgé, parsemé de varices noirâtres, le pancreas obstrué, la rate fort grosse, le foie petit, noir & skirrheux, les reins contenans plus de cent petits calculs, &c. ibid. ann. 4. observ. 29. Enfin, nous remarquerons en géneral, que très-souvent les cadavres des mélancholiques examinés, nous font voir un dérangement considerable dans le bas-ventre ; dans les uns les viscères ont paru grossis, monstrueux, dans d’autres extrèmement petits, flétris ou manquans absolument ; dans ceux-ci, durs, skirrheux ; dans ceux-là, au contraire, ramollis, tombant en dissolution : dans la plûpart on les a vûs de même que l’estomac, le cœur & le cerveau, inondés d’un sang noirâtre ou d’une humeur noire, épaisse, gluante comme de la poix, que les anciens appelloient atrabile ou mélancholie ; on peut consulter à ce sujet Bartholin, Dodonée, Lorichius, Hoechstetter, Blazius, Hoffman, &c. Considerant toutes ces observations, & les causes les plus ordinaires de cette maladie, l’on ne seroit pas éloigné de croire que tous les symptômes qui la constituent sont le plus souvent excités par quelque vice dans le bas-ventre, & sur-tout dans la region épigastrique. Il y a tout lieu de présumer que c’est-là que reside ordinairement la cause immediate de la mélancholie, & que le cerveau n’est que sympathiquement affecté ; pour s’assurer qu’un dérangement dans ces parties peut exciter le délire mélancholique, il ne faut que faire attention aux lois les plus simples

de l’économie animale, se rappeller que ces parties sont parsemées d’une grande quantité de nerfs extrèmement sensibles, considérer que leur lesion jette le trouble & le désordre dans toute la machine, & quelquefois est suivie d’une mort prochaine ; que l’inflammation du diaphragme determine un délire phrénétique, connu sous le nom de paraphrénesie ; & enfin, il ne faut que savoir que l’empire & l’influence de la region épigastrique sur tout le reste du corps, principalement sur la tête, est très-considerable ; ce n’est pas sans fondement que Van-Helmont y avoit placé un archée, qui de là gouvernoit tout le corps, les nerfs qui y sont répandus lui servoient de rènes pour en diriger les actions.

Des faits que nous avons cités plus haut, on pourroit aussi déduire que la bile noire ou atrabile que les anciens croyoient embarrassée dans les hypocondres, n’est pas aussi ridicule & imaginaire que la plûpart des modernes l’ont pensé : outre ces observations, il est constant que des mélancholiques ont rendu par les sels & le vomissement des matieres noirâtres, épaisses comme de la poix, & que souvent ces évacuations ont été salutaires ; on lit dans les mélanges des curieux de la nature, decad. 1. ann. 6. pag. lxxxxij. une observation rapportée par Dolée, d’un homme qui fut guéri de la mélancholie par une sueur bleuâtre qui sortit en abondance de l’hypocondre droit. Schmid ibid. raconte aussi que dans la même maladie, un homme fut beaucoup soulagé d’une excrétion abondante d’urine noire ; mais comment & par quel méchanisme, un pareil embarras dans le bas-ventre peut-il exciter ce délire, symptôme principal de mélancholie, c’est ce que l’on ignore ? Il nous suffit d’avoir le fait constaté, une recherche ulterieure est très-difficile purement théorique & de nulle importance ; il seroit ridicule de dire avec quelques auteurs, que les esprits animaux étant infectés de cette humeur noire, ils en sont troublés, perdent leur nitidité & leur transparence, & en consequence l’ame ne voit plus les objets que confusement, comme dans un miroir terni ou à travers d’une eau bourbeuse.

Cette maladie est trop bien caracterisée par l’espece de délire qui lui est propre, pour qu’on puisse la méconnoître, on peut même la prévoir lorsqu’elle est prête à se décider ; les symptômes qui la précedent sont à-peu-près les mêmes que nous avons rapportés à l’article Manie, voyez ce mot. Si la tristesse & la crainte durent long-tems, c’est un signe de mélancholie prochaine, dit Hippocrate : le même auteur remarque, que si quelque partie est engourdie & que la langue devienne incontinente, cela annonce la mélancholie ; aphor. 23. lib. VI. &c.

La mélancholie est rarement une maladie dangereuse, elle peut être incommode, desagréable, ou au contraire plaisante, suivant l’espece de délire ; ceux qui se croient rois, empereurs, qui s’imaginent goûter quelque plaisir, ne peuvent qu’être fâchés de voir guérir leur maladie ; c’est ainsi qu’un homme qui s’imaginoit que tous les vaisseaux qui arrivoient à un port lui appartenoient, fut très-fâché ayant ratrappé son bon sens, d’être désabusé d’une erreur aussi agréable. Tel étoit aussi le mélancholique dont Horace nous a transmis l’histoire, qui étant seul au theâtre, croyoit entendre chanter de beaux vers & voir jouer des tragédies superbes ; il étoit fâché contre ceux qui lui avoient remis l’esprit dans son assiete naturelle, & qui le privoient par-là de ce plaisir.

Post me occidistis, amici,
Non servastis, ait ; cui sic extorta voluptas,
Et demptus per vim mentis gratissimus error.

Epist. 2. lib. II.