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en deux divinités, qu’il a lui-même si bien combattues, comme on a pu voir dans cet article. Son grand but, du moins à ce qui paroît, étoit d’humilier la raison, de lui faire sentir son impuissance, de la captiver sous le joug de la foi. Quoi qu’il en soit de son intention qui paroît suspecte à bien des personnes, voici le précis de sa doctrine. Si c’étoit Dieu qui eût établi les lois du sentiment, ce n’auroit certainement été que pour combler toutes ses créatures de tout le bonheur dont elles sont susceptibles, il auroit donc entierement banni de l’univers tous les sentimens douloureux, & sur-tout ceux qui nous sont inutiles. A quoi servent les douleurs d’un homme dont les maux sont incurables, ou les douleurs d’une femme qui accouche dans les déserts ? Telle est la fameuse objection que M. Bayle a étendue & répétée dans ses écrits en cent façons différentes ; & quoiqu’elle fût presque aussi ancienne que la douleur l’est au monde ; il a su l’armer de tant de comparaisons éblouissantes, que les Philosophes & les Théologiens en ont été effrayés comme d’un monstre nouveau. Les uns ont appellé la métaphysique à leur secours, d’autres se sont sauvés dans l’immensité des cieux ; & pour nous consoler de nos maux, nous ont montré une infinité de mondes peuplés d’habitans heureux. L’auteur de la theorie des sentimens agréables à répondu parfaitement bien à cette objection. C’est d’elle qu’il tire les principales raisons dont il la combat. Interrogeons, dit-il, la nature par nos observations, & sur ses réponses fixons nos idées. On peut former sur l’auteur des lois du sentiment deux questions totalement différentes, est il intelligent ? est-il bienfaisant ? Examinons séparément ces deux questions, & commençons par l’éclaircissement de la premiere. L’expérience nous apprend qu’il y a des causes aveugles, & qu’il en est d’intelligentes, on les discerne par la nature de leurs productions, & l’unité du dessein est comme le sceau qu’une cause intelligente appose à son ouvrage. Or, dans les lois du sentiment brille une parfaite unité de dessein. La douleur & le plaisir se rapportent également à notre conservation. Si le plaisir nous indique ce qui nous convient, la douleur nous instruit de ce qui nous est nuisible. C’est une impression agréable qui caractérise les alimens qui sont de nature à se changer en notre propre substance, mais c’est la faim & la soif qui nous avertissent que la transpiration & le mouvement nous ont enlevé une partie de nous-mêmes, & qu’il seroit dangereux de différer plus long-tems à réparer cette perte. Des nerfs répandus dans toute l’étendue du corps nous informent des dérangemens qui y surviennent, & le même sentiment douloureux est proportionné à la force qui le déchire, afin qu’à proportion que le mal est plus grand, on se hâte davantage d’en repousser la cause ou d’en chercher le remede.

Il arrive quelquefois que la douleur semble nous avertir de nos maux en pure perte. Rien de ce qui est autour de nous ne peut les soulager ; c’est qu’il en est des lois du sentiment comme de celles du mouvement. Les lois du mouvement reglent la succession des changemens qui arrivent dans les corps, & portent quelquefois la pluie sur les rochers ou sur des terres stériles. Les lois du sentiment reglent de même la succession des changemens qui arrivent dans les êtres animés, & des douleurs qui nous paroissent inutiles, en sont quelquefois une suite nécessaire par les circonstances de notre situation. Mais l’inutilité apparente de ces différentes lois, dans quelques cas particuliers, est un bien moindre inconvénient que n’eût été leur mutabilité continuelle, qui n’eût laissé subsister aucun principe fixe, capable de diriger les démarches des hommes & des animaux. Celles du mouvement sont d’ailleurs si parfaitement

assorties à la structure des corps, que dans toute l’étendue des lieux & des tems, elles préservent d’altération les élémens, la lumiere & le soleil, & fournissent aux animaux & aux plantes ce qui leur est nécessaire ou utile. Celles du sentiment sont de même si parfaitement assorties à l’organisation de tous les animaux, que dans toute l’étendue des tems & des lieux elles leur indiquent ce qui leur est convenable, & les invitent à en faire la recherche, elles les instruisent de ce qui leur est contraire, & les forcent de s’en éloigner ou de les repousser. Quelle profondeur d’intelligence dans l’auteur de la nature, qui, par des ressorts si uniformes, si simples, si féconds, varie à chaque instant la scene de l’univers, & la conserve toujours la même !

Non seulement les lois du sentiment se joignent à tout l’univers, pour déposer en faveur d’une cause intelligente ; je dis plus, elles annoncent un législateur bienfaisant. Si, pour ranimer une main engourdie par le froid, je l’approche trop près du feu, une douleur vive la repousse, & tous les jours je dois à de pareils avertissemens la conservation tantôt d’une partie de moi-même, tantôt d’une autre ; mais si je n’approche du feu qu’à une distance convenable, je sens alors une chaleur douce, & c’est ainsi qu’aussi-tôt que les impressions des objets, ou les mouvemens du corps, de l’esprit ou du cœur sont, tant-soit-peu, de nature à favoriser la durée de notre être ou sa perfection, notre auteur y a libéralement attaché du plaisir. J’appelle à témoin de cette profusion de sentimens agréables, dont Dieu nous prévient, la peinture, la sculpture, l’architecture, tous les objets de la vûe, la musique, la danse, la poésie, l’éloquence, l’histoire, toutes les sciences, toutes les occupations, l’amitié, la tendresse, enfin tous les mouvemens du corps, de l’esprit & du cœur.

M. Bayle & quelques autres philosophes, attendris sur les maux du genre humain, ne s’en croient pas suffisamment dédommagés par tous ces biens, & ils voudroient presque nous faire regretter que ce ne soient pas eux qui ayent été chargés de dicter les lois du sentiment. Supposons pour un moment que la nature se soit reposée sur eux de ce soin, & essayons de deviner quel eût été le plan de leur administration. Ils auroient apparemment commencé par fermer l’entrée de l’univers à tout sentiment douloureux, nous n’eussions vécu que pour le plaisir, mais notre vie auroit eu alors le sort de ces fleurs, qu’un même jour voit naître & mourir. La faim, la soif, le dégoût, le froid, le chaud, la lassitude, aucune douleur enfin ne nous auroit avertis des maux présens ou à venir, aucun frein ne nous auroit modérés dans l’usage des plaisirs, & la douleur n’eût été anéantie dans l’univers que pour faire place à la mort, qui, pour détruire toutes les especes d’animaux, se fût également armée contre eux de leurs maux & de leurs biens.

Ces prétendus législateurs, pour prévenir cette destruction universelle, auroient apparemment rappellé les sentimens douloureux, & se seroient contentés d’en affoiblir l’impression. Ce n’eût été que des douleurs sourdes qui nous eussent averti, au lieu de nous affliger. Mais tous les inconvéniens du premier plan se seroient retrouvés dans le second. Ces avertissemens respectueux auroient été une voix trop foible pour être entendue dans la jouissance des plaisirs. Combien d’hommes ont peine à entendre les menaces des douleurs les plus vives ! Nous eussions encore bientôt trouvé la mort dans l’usage même des biens destinés à assûrer notre durée. Pour nous dédommager de la douleur, on auroit peut-être ajouté une nouvelle vivacité au plaisir des sens. Mais ceux de l’esprit & du cœur fussent