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l’application qu’on en pouvoit faire à des cas semblables.

Cependant les hommes convaincus que l’observation des maladies & la recherche des remedes ne suffisoient pas pour perfectionner la Médecine avec une rapidité proportionnée au besoin qu’ils en avoient, eurent recours à cette raison dont ils avoient reconnu long-tems auparavant l’importance dans la distinction & la cure des maladies ; mais on préfera, comme il n’arrive que trop souvent en pareil cas, les conjectures rapides de l’imagination à la lenteur de l’expérience, & l’on sépara follement deux choses qu’il falloit faire marcher de pair, la théorie & les faits. Qu’en arriva-t il ? C’est que sans égard pour la sûreté de la pratique, on établit la Médecine sur des spéculations spécieuses & fausses, subtiles & peu solides.

L’éloquence des rhéteurs & les sophismes des philosophes ne tinrent pas long tems contre les gémissemens des malades ; l’art de préconiser la méthode n’en prévint point les suites fatales : après qu’on avoit démontré que le malade devoit guérir, il ne laissoit pas de mourir. L’insuffisance de la raison n’étonnera point ceux qui considerent les choses avec impartialité. La santé & les maladies sont des effets nécessaires de plusieurs causes particulieres, dont les actions se réunissent pour les produire ; mais l’action de ses causes ne deviendra jamais le sujet d’une démonstration géométrique, à moins que l’essence de chacune en particulier ne soit connue, & qu’on n’ait déduit de cette comparaison les propriétés & les forces résultantes de leur mélange. Or. l’essence & les propriétés de chacune ne se manifestent que par leurs effets ; c’est par les effets seuls que nous pouvons juger des causes ; la connoissance des effets doit donc précéder en nous le raisonnement. Mais qui peut assurer un médecin, de quelque profondeur de jugement qu’il soit doué, qu’un effet est l’entiere opération de telle & telle cause ? Pour en venir-là, il faudroit distinguer & comparer une infinité de circonstances, pour la plûpart si déliées, qu’elles échappent à toute la sagacité de l’observateur. D’ailleurs, telle est la variété prodigieuse des maladies, tel est le nombre des symptomes dans chacune d’elles, que la courte durée de la vie, la foiblesse de notre esprit & de nos sens, les difficultés que nous avons à surmonter les erreurs dont nous sommes capables, & les distractions aux quelles nous sommes exposés, ne permettent jamais de rassembler assez de faits pour fonder une théorie générale, un système qui s’étende à tout.

Il s’en suit de-là, qu’il faut se remplir des connoissances des autres, consulter les vivans & les morts, feuilleter les ouvrages des anciens, s’enrichir des découvertes modernes, & se faire de la vérité une regle inviolable & sacrée. Le vrai médecin ne s’instruira qu’avec ceux qui ont suivi la nature, qui l’ont peinte telle qu’elle est, qui avoient trop d’honneur pour appuyer une théorie favorite par des faits imaginés, & que des vues intéressées n’engagerent jamais à altérer les événemens, soit en y ajoutant, soit en en retranchant quelque circonstance. Voilà les fontaines sacrées dans lesquelles il ne descendra jamais trop souvent.

Depuis que la Médecine est une science, tel a été le bonheur du monde, qu’elle a produit de tems à autre quelques mortels estimables, qui n’ont goûté que la lumiere & la vérité. Elle ne faisoit que de naître lorsqu’Hippocrate parut ; & malgré l’éloignement des tems, elle est encore toute brillante des lumieres qu’elle en a reçues. Hippocrate est l’étoile polaire de la Médecine. On ne le perd jamais de vûe sans s’exposer à s’égarer. Il a représenté les choses telles qu’elles sont. Il est toujours concis & clair. Ses descriptions sont des images fideles des

maladies, grace au soin qu’il a pris de n’en point obscurcir les symptômes & l’évenement : il n’est question chez lui, ni de qualités premieres, ni d’êtres fictifs. Il a su pénétrer dans le sein de la nature, prévoir & prédire ses opérations, sans remonter aux principes originels de la vie. La chaleur innée & l’humeur radicale, termes vuides de sens, ne touillent point la pureté de ses ouvrages. Il a caractérisé les maladies, sans se jetter dans des distinctions inutiles des especes, & dans des recherches subtiles sur les causes. Ceux qui pensent qu’Hippocrate a donné dans les acides, les alkalis, & les autres imaginations de la Chimie, sont des visionnaires plus dignes d’être moqués que d’être réfutés : cet esprit aussi solide qu’élevé, méprisa toutes les vaines spéculations.

Non moins impartial dans ses écrits qu’énergique dans sa diction & vif dans ses peintures, il n’obmet aucune circonstance, & n’assure que celles qu’il a vûes. Il expose les opérations de la nature ; & le desir d’accréditer ou d’établir quelque hypothese, ne les lui fait ni altérer ni changer. Tel est le vrai, l’admirable, je dirois presque le divin Hippocrate. Il n’est pas étonnant que ses expositions des choses, & ses histoires des maladies, aient mérité dans tous les âges l’attention & l’estime des savans.

On peut joindre à ce grand homme, Arétée de Cappadoce, & Rufus d’Ephese, qui, à son exemple, ne se sont illustrés dans l’art de guérir, qu’en observant inviolablement les lois de la vérité. Presque tous leurs successeurs, jusqu’au tems de Galien, abandonnerent cette voie sacrée. Quand on vient à peser, dans la même balance, les travaux des autres médecins de la Grece avec ceux d’Hippocrate, qu’on les trouve imparfaits & défectueux ! Les uns dévoués en aveugles à des sectes particulieres, en épouserent les principes, sans s’embarrasser s’ils étoient vrais ou faux. D’autres se sont occupé à déguiser les faits, pour les faire qua trer avec les systèmes. Plusieurs plus sinceres, mais se trompant également, négligerent les memes faits, pour courir après ses causes imaginaires des maladies & de leurs symptômes.

Ce n’est pas assez que de la pénétration dans un médecin, & de l’impartialité dans ses écrits, il lui faut encore un style simple & naturel, une diction pure & claire. Il lui est toutefois plus important d’être médecin qu’orateur. Toutes les phrases brillantes, toutes les périodes, toutes les figures de la rhétorique, ne valent pas la santé d’un malade. S’attacher trop à polir son discours, c’est trop chercher à faire parade de son esprit dans des matieres de cette importance. Un usage affecté de termes extraordinaires, une élocution pompeuse, ne sont capables que d’embrouiller les choses, & d’arrêter le lecteur. Un étalage d’érudition, une énumération des sentimens tant anciens que modernes, les recherches subtiles des maladies, & la connoissance des antiquités médicinales, ne constituent point la Médecine. Ce n’est point avec ce qui peut plaire à des gens de lettres, qu’on fixera l’attention d’un homme, dont le devoir est de conserver la santé, de prévenir les maladies, & qui ne lit que pour apprendre les différens moyens de parvenir à ses fins. Plein de mépris pour les productions futiles de l’éloquence & du bel esprit, lorsque ces talens déplacés tendront moins à avancer la Médecine, qu’à briller à se, dépens, il aura sans cesse sous les yeux le style simple d’Hippocrate. Il aimera mieux entendre & voir la pure nature dans ses écrits, que de se repaître des fleurs d’un rhéteur, ou de l’érudition d’un savant : le mérite particulier du grand médecin de Cos, c’est le jugement & la clarté.

La plûpart des auteurs qui l’ont suivi ne font que