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d’empêcher tous les désordres qu’enfante l’abus de la liberté ; sa bonté, sa sagesse, & plus encore sa sainteté, lui en faisoient une loi. Or, cela posé, comment donc concilier avec tous ces attributs la chute du premier homme ? Par quelle étrange fatalité cette liberté si précieuse, gage de l’amour divin, a-t-elle produit, des son premier coup d’essai, & le crime & la misere qui les suit, & cela sous les yeux d’un Dieu infiniment bon, infiniment saint & infiniment puissant ? Cette liberté qui pouvoit être dirigée constamment & invariablement au bien, sans perdre de sa nature, avoit-elle donc été donnée pour cela ?

M. Jaquelot ne s’arrête pas à la seule liberté, pour expliquer l’origine du mal ; il en cherche aussi le dénouement dans les intérêts & de la sagesse & de la gloire de Dieu. Sa sagesse & sa gloire l’ayant déterminé à former des créatures libres, cette puissante raison a dû l’emporter sur les fâcheuses suites que pouvoit avoir cette liberté qu’il donnoit aux hommes. Tous les inconvéniens de la liberté n’étoient pas capables de contre-balancer les raisons tirées de sa sagesse, de sa puissance & de sa gloire. Dieu a créé des êtres libres pour sa gloire. Comme donc les desseins de Dieu ne tendent qu’à sa propre gloire, & qu’il y a d’ailleurs une plus ample moisson de gloire dans la direction des agens libres qui abusent de leur liberté que dans la direction du genre humain toujours vertueux, la permission du péché & les suites du péché sont une chose très-conforme à la sagesse divine. Cette raison de la gloire paroît à M. Jaquelot un bouclier impénétrable pour parer tous les coups du Manichéisme. Il la trouve plus forte que toutes les difficultés qu’on oppose, parce qu’elle est tirée immédiatement de la gloire du créateur. M. Bayle ne peut digérer cette expression, que Dieu ne travaille que pour sa gloire. Il ne peut comprendre que l’être infini, qui trouve dans ses propres perfections une gloire & une béatitude aussi incapables de diminution que d’augmentation, puisse avoir pour but, en produisant des créatures, quelqu’acquisition de gloire. En effet, Dieu est au-dessus de tout ce qu’on nomme desir de louanges, desir de réputation. Il paroît donc qu’il ne peut y avoir en lui d’autre motif de créer le monde que sa bonté. Mais enfin, dit M. Bayle, si des motifs de gloire l’y déterminoient, il semble qu’il choisiroit plutôt la gloire de maintenir parmi les hommes la vertu & le bonheur, que la gloire de montrer que par une adresse & une habileté infinie il vient à bout de conserver la société humaine, en dépit des confusions & des désordres, des crimes & des miseres dont elle est remplie ; qu’à la vérité un grand monarque se peut estimer heureux, lorsque contre son intention & mal-à-propos, la rebellion de ses sujets & le caprice de ses voisins lui ont attiré des guerres civiles & des guerres étrangeres, qui lui ont fourni des occasions de faire briller sa valeur & sa prudence ; qu’en dissipant toutes ses tempêtes, il s’acquiert un plus grand nom, & se fait plus admirer dans le monde que par un regne pacifique. Mais, si de crainte que son courage & les grands talens de sa politique ne demeurassent inconnus, faute d’occasions, il ménageoit adroitement un concours de circonstances, dans lesquelles il seroit persuade que ses sujets se révolteroient, & que ses voisins dévorés de jalousie se ligueroient contre lui, il aspireroit à une gloire indigne d’un honnête homme, & il n’auroit pas de goût pour la véritable gloire ; car elle consiste beaucoup plus à faire regner la paix, l’abondance & les bonnes mœurs, qu’à faire connoître au public qu’on a l’adresse de réfréner les séditions, ou qu’à repousser & dissiper de puissantes & de formidables ligues

que l’on aura fomentées sous main. En un mot, il semble que si Dieu gouvernoit le monde par un principe d’amour pour la créature qu’il a faite à son image, il ne manqueroit point d’occasions aussi favorables que celles que l’on allegue, de manifester ses perfections infinies ; vû que sa science & sa puissance n’ayant point de bornes, les moyens également bons de parvenir à ses fins ne peuvent être limités à un petit nombre. Mais il semble à de certaines gens, observe M. Bayle, que le genre humain innocent n’eût pas été assez mal-aisé à conduire, pour mériter que Dieu s’en mêlât. La scene eût été si unie, si simple, si peu intriguée, que ce n’eût pas été la peine d’y faire intervenir la providence. Un printems éternel, une terre fertile sans culture, la paix & la concorde des animaux & des élémens, & tout le reste de la description de l’âge d’or, n’étoient pas des choses où l’art divin pût trouver un assez noble exercice : ce n’est que dans les tempêtes & au milieu des écueils que paroît l’habileté du pilote.

M. Leibnit est allé chercher le dénouement de toutes ces difficultés dans le système du monde le plus beau, le plus réglé, le meilleur enfin, & le plus digne de la grandeur & de la sagesse de l’être suprême. Mais pour le bien comprendre, il faut observer que le meilleur consiste non dans la perfection d’une partie du tout, mais dans le meilleur tout pris dans sa généralité. Un tableau, par exemple, est merveilleux pour le naturel des carnations : Ce mérite particulier fait honneur à la main dont il sort ; mais le tableau dans tout le reste n’a point d’ordonnance, point d’attitudes régulieres, point de feu, point de douceur. Il n’a rien de vivant ni de passionné ; on le voit sans émotion, sans intérêt ; l’ouvrage ne sera tout au plus que médiocre. Un autre tableau a de légeres imperfections. On y voit dans le lointain quelque personnage épisodique dont la main ne se trouve pas régulierement prononcée ; mais le reste y est fini, tout y parle, tout y est animé, tout y respire, le dessein y est correct, l’action y est soutenue, tous les traits y sont élégans. Hésite-t-on sur la préférence ? non, sans doute. Le premier peintre n’est qu’un éleve à qui le génie manque ; l’autre est un maître hardi dont la main savante court à la perfection du tout, aux dépens d’une irrégularité dont la correction retarderoit l’anthousiasme qui l’emporte.

Toute proportion gardée, il en est de la sorte à l’égard de Dieu dans le choix des mondes possibles. Quelques-uns se seroient trouvés exemts des défectuosités semblables dans le nôtre ; mais le nôtre avec ses défauts, est plus parfait que les autres qui dans leur constitution comportoient de plus grandes irrégularités jointes à de moindres beautés. L’être infiniment sage, à qui le meilleur est une loi, devoit donc préférer la production admirable qui tient à quelques vices à la production dégagée de crimes, mais moins heureuse, moins féconde, moins riche, moins belle dans son tout. Car comme le moindre mal est une espece de bien ; de même un moindre bien est une espece de mal, s’il fait obstacle à un plus grand bien ; & il y auroit quelque chose à corriger dans les actions de Dieu, s’il y avoit un moyen de mieux faire.

On dira peut-être que le monde auroit pu être sans le péché & sans les souffrances, mais alors il n’auroit pas été le meilleur. La bonté de Dieu auroit eu plus d’éclat dans un tel monde, mais sa sagesse auroit été blessée ; & comme l’un de ses attributs ne doit point être sacrifié à l’autre, il étoit convenable que la bonté de Dieu pour les hommes fût tempérée par sa sagesse. Si quelqu’un allégue l’expérience pour prouver que Dieu auroit