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tations des comédies, & dans celles des tragédies.

Mais d’un autre côté, ces masques faisoient perdre aux spectateurs le plaisir de voir naître les passions, & de reconnoître leurs différens symptômes sur le visage des acteurs. Toutes les expressions d’un homme passionné nous affectent bien ; mais les signes de la passion qui se rendent sensibles sur son visage, nous affectent beaucoup plus que les signes de la passion qui se rendent sensibles par le moyen de son geste, & par la voix. Cependant les comédiens des anciens ne pouvoient pas rendre sensibles sur leur visage les signes des passions. Il étoit rare qu’ils quittassent le masque, & même il y avoit une espece de comédiens qui ne le quittoient jamais. Nous souffrons bien, il est vrai, que nos comédiens nous cachent aujourd’hui la moitié des signes des passions qui peuvent être marquées sur le visage. Ces signes consistent autant dans les altérations qui surviennent à la couleur du visage, que dans les altérations qui surviennent à ses traits. Or le rouge qui est à la mode depuis cinquante ans, & que les hommes mêmes mettent avant que de monter sur le théâtre, nous empêche d’apercevoir les changemens de couleur, qui dans la nature font une si grande impression sur nous. Mais le masque des comédiens anciens cachoit encore l’altération des traits que le rouge nous laisse voir.

On pourroit dire en faveur de leur masque, qu’il ne cachoit point au spectateur les yeux du comédien, & que les yeux sont la partie du visage qui nous parle le plus intelligiblement. Mais il faut avouer que la plûpart des passions, principalement les passions tendres, ne sauroient être si bien exprimées par un acteur masqué, que par un acteur qui joue à visage découvert. Ce dernier peut s’aider de tous les moyens d’exprimer la passion que l’acteur masqué peut employer, & il peut encore faire voir des signes des passions dont l’autre ne sauroit s’aider. Je croirois donc volontiers, avec l’abbé du Bos, que les anciens qui avoit tant de goût pour la représentation des pieces de théâtre, auroient fait quitter le masque à tous les comédiens, sans une raison bien forte qui les en empêchoit ; c’est que leur théâtre étant très-vaste & sans voûte ni couverture solide, les comédiens tiroient un grand service du masque, qui leur donnoit le moyen de se faire entendre de tous les spectateurs, quand d’un autre côté ce masque leur faisoit perdre peu de chose. En effet, il étoit impossible que les altérations du visage que le masque cache, fussent apperçues distinctement des spectateurs, dont plusieurs étoient éloignés de plus de douze ou quinze toises du comédien qui récitoit.

Dans une si grande distance, les anciens retiroient cet avantage de la concavité de leurs masques, qu’ils servoient à augmenter le son de la voix ; c’est ce que nous apprennent Aulugelle & Boëce qui en étoient témoins tous les jours. Peut-être que l’on plaçoit dans la bouche de ces masques une incrustation de lames d’airain ou d’autres corps sonores, propres à produire cet effet. On voit par les figures des masques antiques qui sont dans les anciens manuscrits, sur les pierres gravées sut les médailles, dans les ruines du théâtre de Marceilus, & de plusieurs autres monumens, que l’ouverture de leur bouche étoit excessive. C’étoit une espece de gueule béante qui faisoit peur aux petits enfans.

Tandemque redit ad pulpita notum
Exodium, cum personae pallentis hiatum,
In gremio matris formidat rusticus infans.

Juven. sat. iij.

Or suivant les apparences les anciens n’auroient pas souffert ce desagrément dans les masques de théâtre, s’ils n’en avoient point tiré quelque grand avan-

rage ; & ce grand avantage consistoit sans doute

dans la commodité d’y mieux ajuster les cornets propres à renforcer la voix des acteurs. Ceux qui récitent dans les tragédies, dit Prudence, se couvrent la tête d’un masque de bois, & c’est par l’ouverture qu’on y a ménagée, qu’ils font entendre au loin leur déclamation.

Tandis que le masque servoit à porter la voix dans l’éloignement, ils faisoient perdre, par rapport à l’expression du visage, peu de chose aux spectateurs, dont les trois quarts n’auroient pas été à portée d’appercevoir l’effet des passions sur le visage des comédiens, du-moins assez distinctement pour les voir avec plaisir. On ne sauroit démêler ces expressions à une distance de laquelle on peut néanmoins discerner l’âge, & les autres traits les plus marqués du caractere d’un masque. Il faudroit qu’une expression fût faite avec des grimaces horribles, pour être sensible à des spectateurs éloignés de la scene, au-delà de cinq ou six toises.

Ajoutons une autre observation, c’est que les acteurs des anciens ne jouoient pas comme les nôtres, à la clarté des lumieres artificielles qui éclairent de tous côtés, mais à la clarté du jour, qui devoit laisser beaucoup d’ombres sur une scene où le jour ne venoit guere que d’en-haut. Or la justesse de la déclamation exige souvent que l’altération des traits dans laquelle une expression consiste, ne soit presque point marquée ; c’est ce qui arrive dans les situations où il faut que l’acteur laisse échapper, malgré lui, quelques signes de sa passion.

Enfin les masques des anciens répondoient au reste de l’habillement des acteurs, qu’il falloit faire paroître plus grands & plus gros que ne le sont les hommes ordinaires. La nature & le caractere du genre satyrique demandoit de tels masques pour représenter des satyres, des faunes, des cyclopes, & autres êtres forgés dans le cerveau des Poëtes. La tragédie sur-tout en avoit un besoin indispensable, pour donner aux héros & aux demi-dieux cet air de grandeur & de dignité, qu’on supposoit qu’ils avoient eu pendant leur vie. Il ne s’agit pas d’examiner sur quoi étoit fondé ce préjugé, & s’il est vrai que ces héros & ces demi-dieux avoient été réellement plus grands que nature ; il suffit que ce fût une opinion établie, & que le peuple le crût ainsi, pour ne pouvoir les représenter autrement sans choquer la vraissemblance.

Concluons que les anciens avoient les masques qui convenoient le mieux à leurs théâtres, & qu’ils ne pouvoient pas se dispenser d’en faire porter à leurs acteurs, quoique nous ayons raison à notre tour de faire jouer nos acteurs à visage découvert.

Cependant l’usage des masques a subsisté longtems sur nos théâtres, en changeant seulement la forme & la nature des masques. Plusieurs acteurs de la comédie italienne sont encore masqués, plusieurs danseurs le sont aussi. Il n’y a pas même fort longtems qu’on se servoit communément du masque sur le théâtre françois, dans la représentation des comédies, & quelquefois même dans la représentation des tragédies.

Plusieurs modernes ont tâché d’éclaircir cette partie de la littérature qui regarde les masques de théâtre de l’antiquité. Savaron y a travaillé dans ses notes sur Sidonius Apollinaris. L’abbé Pacichelli en a recherché l’origine & les usages dans son traité de mascheris ceu larvis. M. Boindin en a fait un système très-suivi par un excellent discours inseré dans les Mémoires de littérature. Enfin un savant italien, Ficoronius (Franciscus), a recueilli sur ce même sujet des particularités curieuses dans sa dissertation latine de larvis scenieis, & figuris comicis antiq. rom. imprimée à Rome en 1750, in-4°. avec fig. mais