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J’ai servi, dit l’auteur, sous M. le duc d’Anville, dans son expédition sur les côtes d’Acadie, notre équipage étoit composé de six cens hommes.

Après un séjour d’un mois dans la baie de Chibouctou, aujourd’hui Hallifax, à peine restoit-il assez de monde pour manœuvrer, nous n’étions plus que deux cens en arrivant à Lorient. Ce ne fut point l’influence du climat qui causa ce ravage, car il n’y eut aucune proportion entre le nombre des officiers malades & celui des matelots. Les vivres n’y contribuerent point ; car il ne mourut presque personne à bord des vaisseaux marchands, approvisionnés de la même maniere que les vaisseaux de roi.

D’où naît la différence ?

1. Du peu de soin qu’on a des équipages à bord des vaisseaux de guerre.

2. Du peu d’aisance forcé par la quantité des domestiques, provisions & bestiaux, embarqués pour la commodité de l’état major.

3. De la malpropreté d’entre les ponts, dont on n’ouvre presque jamais les sabords, malgré l’air infecté par les bestiaux, & respiré par ceux que leur triste sort y renferme.

Sans les soins de l’officier, le soldat périroit de misere. Sans ces soins, le matelot est encore plus malheureux : il reçoit dans les ports ses avances, qu’il dissipe. Il s’embarque presque nud, la punition suit de près la faute ; mais il n’y a pas de remede.

Point de facilité de pourvoir aux besoins, on n’endure pas sans suite fâcheuse, le froid & la misere. Le scorbut naît, & se répand dans tout l’équipage.

Il faut donc embarquer des hardes, pour en fournir au matelot. L’écrivain, personnage oisif, fera note de ce qui lui sera délivre, pour être retenu sur ses gages au désarmement.

Il faut au matelot la petite perruque de peau d’agneau, la veste un peu ample, le peut bufle en soubre-veste, & le manteau à la turque avec le capuchon.

Un matelot bien équipé néglige de changer de linge & d’habit, se couche mouillé au sortir du quart, & gagne par sa paresse le scorbut, comme un autre par manque de vêtement.

Dans la marine françoise, le matelot appartient uniquement à l’état. S’il meurt, il est remplacé sans qu’il en coute à l’officier ; pourquoi celui-ci veillera-t-il à sa conservation ?

Faites des réglemens, tant qu’il vous plaira ; le seul bon, c’est celui que liera l’officier par son intérêt, faites donc des soldats matelots. Qu’un matelot ne puisse périr sans qu’il en coute un homme à l’officier de marine.

On a trois cens mille hommes de troupes de terre. Il faut trente mille matelots ; mais il les faut enrégimentés. Qu’ils soient répandus dans la Bretagne, la Provence & le pays d’Aunis, & qu’en un clin d’œil ils puissent être rassemblés.

Que les compagnies soient recrutées, ou de matelots ou de novices.

Sur une compagnie de cent hommes, il faudroit en ordonner vingt-cinq qui n’eussent point navigué.

Comme ils travailleront dans les ports aux armemens, désarmemens & entretiens des navires, il leur faut une forte paye.

Qu’il y ait des sergens, gens expérimentés dans la manœuvre.

Que ces sergens représentent à bord les officiers-mariniers.

Qu’ils ayent inspection & sur le devoir & sur l’entretien, comme il se pratique dans les troupes de terre.

Que les capitaines gardent leurs compagnies,

tant qu’ils ne seront que lieutenans de vaisseaux.

Le soldat de marine est un peu mieux que le matelot, on s’apperçoit qu’il est protegé ; mais il est encore mal. Pourquoi ? C’est que l’officier convaincu qu’on lui retirera sa compagnie, pour peu qu’il avance, il s’y regarde comme étranger. Il n’y voit qu’un moyen d’augmenter sa paye, il sait bien qu’en quelque mauvais état qu’elle soit, son confrere la recevra sans discuter.

Qu’on débute par créer cinq ou six régimens, comme je les propose, & l’on verra l’effet de l’intérêt personnel.

S’il est difficile de changer à ce point les usages, je demande seulement que les commissaires des classes fassent des escouades de huit hommes.

Que ces hommes soient commandés par un officier-marinier.

Que cet officier visite les hardes avant le départ.

Qu’en campagne cette troupe ait ses hamacs tendus l’un à côté de l’autre.

Qu’elle soit tenue proprement ; qu’on rase ceux qui auront de la vermine ; qu’on fasse changer les hardes, quand elles seront mouillées ; qu’on les oblige à les mettre au sec ; qu’on leur donne du linge une fois la semaine ; que le linge sale soit lavé ; qu’on fasse des revûes ; qu’on punisse les nonchalans ; qu’au retour, les escouades soient visitées par le commissaire des classes ; que le commissaire rende compte au secrétaire d’état, &c.

Après l’expédient de l’incorporation, point de plus sûr moyen de prévenir les maladies.

Autre inconvénient dans les vaisseaux de guerre ; le gaillard d’avant est occupé par les cuisines ; le gaillard d’arriere par les gardes marine, les domestiques & l’office ; l’entrepont, par les canonniers & les soldats ; entre les ponts, des canoniers sont à leur aise, les officiers-mariniers enfermés avec de la toile ; au milieu de ces entreponts est un grand parc aux moutons ; le reste est pour le matelot, c’est-à-dire, que les trois quarts de l’équipage, la classe la plus nécessaire, est entassée dans la partie la plus étroite & la moins commode de l’entrepont. C’est de ce lieu aussi dangereux que dégoutant, de cette étuve qu’il va à la pluie, au vent & à la grêle, serrer une voile au haut d’un mât. Quel tempérament peut résister à ces alternatives subites de chaleur & de froid ?

Joignez à cela les viandes salées, quelquefois le manque d’eau.

Si l’on se proposoit d’engendrer le scorbut, s’y prendroit-on mieux ?

Le poste qui convient au matelot est sous le gaillard d’arriere ; il est à portée de son service ; il est en plein air ; plus de vicissitudes extrèmes ; l’office sera aussi-bien entre-pont que sous le gaillard.

Que les matelots malades soient descendus en entre-pont dans un lieu destiné à cet effet ; qu’on écarte de-là les valétudinaires ; que dans ce poste les sabords puissent rester ouverts plus long-tems : que si cela ne se peut, on y ouvre deux fenêtres plus élevées ; que les sains & les malades ne restent plus confondus ; que rien ne serve de prétexte au chirurgien ; que ses visites soient exactes ; qu’il soit à portée de reconnoître les fainéans, &c.

Qu’on excite les matelots à l’amusement dans le beau tems ; qu’il y ait toûjours à bord d’un vaisseau quelque instrument ; celui qui rira de cette attention n’a pas d’humanité ; la vie de la mer est mélancolique ; la musique & la danse sont les principaux moyens dans les voyages de la côte de Guinée, d’entretenir la santé des negres.

Lorsqu’on sera dans le cas de retrancher d’eau les équipages, qu’on ordonne aux capitaines de se défaire des trois quarts de leurs moutons, volailles,