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ils ne font que nous appliquer plus fortement à l’objet dont nous voulions nous occuper. Jamais nous ne sommes plus fortement occupés aux spectacles, que lorsqu’ils sont bien remplis : notre attention se renforce par l’attention vive & soûtenue que nous voyons dans le grand nombre des spectateurs. Combien de choses différentes ne rencontre-t-on pas quelquefois dans une même campagne ? Des côteaux abondans, des plaines arides, des rochers qui se perdent dans les nues, des bois où le bruit & le silence, la lumiere & les ténebres, se succedent alternativement, &c. Cependant les Poëtes éprouvent tous les jours que cette variété les inspire ; c’est qu’étant liée avec les plus belles idées dont la Poësie se pare, elle ne peut manquer de les réveiller. La vûe, par exemple, d’un côteau abondant retrace le chant des oiseaux, le murmure des ruisseaux, le bonheur des bergers, leur vie douce & paisible, leurs amours, leur constance, leur fidélité, la pureté de leurs mœurs, &c. Beaucoup d’autres exemples pourroient prouver que l’homme ne pense qu’autant qu’il emprunte des secours, soit des objets qui lui frappent les sens, soit de ceux dont l’imagination lui retrace les images.

Il n’y a rien qui ne puisse nous aider à réfléchir, parce qu’il n’y a point d’objets auxquels nous n’ayons le pouvoir de lier nos idées, & qui, par conséquent, ne soient propres à faciliter l’exercice de la mémoire & de l’imagination : mais tout consiste à savoir former ces liaisons, conformément au but qu’on se propose, & aux circonstances où l’on se trouve. Avec cette adresse, il ne sera pas nécessaire d’avoir, comme quelques Philosophes, la précaution de se retirer dans des solitudes, ou de s’enfermer dans un caveau, pour y méditer à la sombre lueur d’une lampe. Ni le jour, ni les ténebres, ni le bruit, ni le silence, rien ne peut mettre obstacle à l’esprit d’un homme qui sait penser.

Que prétendoit Démocrite en se crevant les yeux pour avoir le plaisir d’étudier sans aucune distraction la Physique ? Croyoit-il par-là perfectionner ses connoissances ? Tous ces Philosophes méditatifs sont-ils plus sages, qui se flatent de pouvoir d’autant mieux connoître l’arrangement de l’univers, & de ses parties, qu’ils prennent plus de soin de tenir leurs yeux exactement fermés, pour méditer librement ? Tous ces aveugles Philosophes se font des systèmes pleins de chimeres & d’illusions ; parce qu’il leur est impossible, sans le secours de la vûe, d’avoir une juste idée ni du soleil, ni de la lumiere, ni des couleurs, c’est-à-dire, des parties de la nature, qui en font la beauté & le principal mérite. Je ne doute pas que tous ces sombres Philosophes ne se soient souvent surpris ne pensant rien, tandis qu’ils étoient abysmés dans les plus profondes méditations. On n’auroit jamais reproché au fameux Descartes d’avoir fabriqué un monde tout différent de celui qui existe, si plus curieux observateur des phénomenes de la nature, il eût ouvert les yeux pour les contempler avidement ; au lieu de se plonger, comme il a fait, dans de pures rêveries, & de former, dans une sombre & lente méditation, le plan d’un univers.

L’attention est susceptible de divers degrés. Il y a des gens qui la conservent au milieu du bruit le plus fort. Citons l’exemple de M. Montmort, & rapportons les propres termes de M. de Fontenelle. « Il ne craignoit pas les distractions en détail. Dans la même chambre où il travailloit aux problèmes les plus intéressans, on joüoit du clavessin, son fils couroit & le lutinoit, & les problèmes ne laissoient pas de se résoudre. Le Pere Malebranche en a été plusieurs fois témoin avec étonnement. Il y a bien de la force dans un esprit qui n’est pas maîtrisé pas les impressions du dehors, même les plus legeres ».

Il y en a d’autres que le vol d’une mouche interrompt. Rien n’est plus mobile que leur attention, un rien la distrait : mais il y en a qui la tiennent fort long-tems attachée à un même objet ; c’est le cas ordinaire des Métaphysiciens consommés, & des grands Mathématiciens. La suite la plus longue des démonstrations les plus impliquées ne les épuise point. Quelques Géometres ont poussé ce talent à un point incroyable ; tels sont entre autres Clavius & Wallis : le premier a fait un traité de l’Astrolabe, dont très peu de gens seroient capables de soûtenir la simple lecture. Quelle n’a donc pas été la force de l’attention dans un auteur, pour composer ce qu’un lecteur intelligent a peine à suivre jusqu’au bout !

Il se trouve aussi des personnes qui peuvent embrasser plusieurs choses à-la-fois, tandis que le plus grand nombre est obligé de se borner à un objet unique. Entre les exemples les plus distingués dans ce genre, nous pouvons citer celui de Jules César, qui en écrivant une lettre, en pouvoit dicter quatre autres à ses secrétaires, ou s’il n’écrivoit pas lui-même, dictoit sept lettres à-la-fois. Cette sorte de capacité, en fait d’attention, est principalement fondée sur la mémoire, qui rappelle fidelement les différens objets que l’imagination se propose de considérer attentivement à-la-fois. Peu de gens sont capables de cette complication d’attention ; & à moins que d’être doüé de dispositions naturelles extrèmement heureuses, il ne convient pas de faire des essais dans ce genre ; car la maxime vulgaire est vraie en général :

Pluribus intentus, minor est ad singula sensus.

Il y en a qui peuvent donner leur attention à des objets de tout genre, & d’autres n’en sont maîtres qu’en certains cas. L’attention est ordinairement un effet du goût, une suite du plaisir que nous prenons à certaines choses. Certains génies universels, pour qui toutes sortes d’études ont des charmes, & qui s’y appliquent avec succès, sont donc dans le cas d’accorder leur attention à des objets de tout genre. M. Leibnitz nous fournit, au rapport de M. de Fontenelle, un de ces génies universels. Jamais auteur n’a tant écrit, ni sur des sujets si divers ; & néanmoins ce mêlange perpétuel, si propre à faire naître la confusion, n’en mettoit aucune dans ses idées. Au milieu de ces passages brusques, sa précision ne le quittoit point, & l’on eût dit que la question qu’il discutoit étoit toûjours celle qu’il avoit le plus approfondie. Le plus grand nombre des hommes, & même des savans, n’a d’aptitude que pour un certain ordre de choses. Le Poëte, le Géometre, le Peintre, chacun resserré dans son art & dans sa profession, donne à ses objets favoris une attention qu’il lui seroit impossible de prêter à toute autre chose.

Il y en a enfin qui sont également capables d’attention pour les objets absens, comme pour ceux qui sont présens ; d’autres au contraire ne peuvent la fixer que sur les choses présentes. Tous ces degrés s’acquierent, se conservent & se perfectionnent par l’exercice. Un Montmort, un Clavius, un Wallis, un Jules César, dont nous avons donné des exemples, n’étoient parvenus à ce degré, à cette capacité d’attention qu’ils possédoient, que par un exercice long & continuellement réitéré. Tout le monde sait de quelle force étoit l’attention d’Archimede, qui ne s’apperçut ni du sac de sa patrie, ni de l’entrée du soldat furieux dans son cabinet, qu’il prit sans doute pour quelqu’un de ses domestiques, puisqu’il lui recommanda de ne pas déranger ses cercles. Un autre trait de sa vie prouve qu’il étoit tout-à-fait capable de cette profondeur d’attention requise pour saisir dans un objet présent tout ce qu’il y a d’important à y remarquer. Je veux parler du fait rapporté par Vitruve, & de la maniere dont Archimede s’y