Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/870

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notion générale du mot, sont si semblables à l’égard de leurs passions, que l’on diroit qu’ils se copient les uns les autres. D’où vient tout cela, sinon que le principe pratique des actions de l’homme n’est autre chose que le tempérament, l’inclination naturelle pour le plaisir, le goût que l’on contracte pour certains objets, le desir de plaire à quelqu’un, une habitude qu’on s’est formée dans le commerce de ses amis, ou quelqu’autre disposition qui résulte du fond de la nature, en quelque pays que l’on naisse, & de quelques connoissances que l’on nous remplisse l’esprit ? Les maximes que l’on a dans l’esprit laissent les sentimens du cœur dans une parfaite indépendance : la seule cause qui donne la forme à la différente conduite des hommes, sont les différens degrés d’un tempérament heureux ou malheureux, qui naît avec nous, & qui est l’effet physique de la constitution de nos corps. Conformément à cette vérité d’expérience, il peut se faire qu’un athée vienne au monde avec une inclination naturelle pour la justice & pour l’équité, tandis qu’un théiste entrera dans la société humaine accompagné de la dureté, de la malice & de la fourberie. D’ailleurs, presque tous les hommes naissent avec plus ou moins de respect pour les vertus qui lient la société : n’importe d’où puisse venir cette utile disposition du cœur humain ; elle lui est essentielle : un certain degré d’amour pour les autres hommes nous est naturel, tout comme l’amour souverain que nous avons chacun pour nous-même : delà vient que quand même un athée, pour se conformer à ses principes, tenteroit de pousser la scélératesse jusqu’aux derniers excès, il trouveroit dans le fond de sa nature quelques semences de vertu, & les cris d’une conscience, qui l’effrayeroit, qui l’arrêteroit, & qui feroit échoüer ses pernicieux desseins.

Pour répondre à cette objection qui tire un air ébloüissant de la maniere dont M. Bayle l’a proposée en divers endroits de ses ouvrages, j’avoüerai d’abord que le tempérament de l’homme est pour lui une feconde source de motifs, & qu’il a une influence très-étendue sur toute sa conduite. Mais ce tempérament forme-t-il seul notre caractere ? détermine-t-il tous les actes de notre volonté ? sommes-nous absolument inflexibles à tous les motifs qui nous viennent de dehors ? nos opinions, vraies ou fausses, sont-elles incapables de rien gagner sur nos penchans naturels ? Rien au monde n’est plus évidemment faux ; & pour le soûtenir il faut n’avoir jamais démêlé les ressorts de sa propre conduite. Nous sentons tous les jours que la réflexion sur un intérêt considérable nous fait agir directement contre les motifs qui sortent du fond de notre nature. Une sage éducation ne fait pas toûjours tout l’effet qu’on pourroit s’en promettre : mais il est rare qu’elle soit absolument infructueuse. Supposons dans deux hommes le même degré d’un certain tempérament & de génie : est-il sûr que le même caractere éclatera dans toute leur conduite ? L’un n’aura eu d’autre guide que son naturel ; son esprit assoupi dans l’inaction, n’aura jamais opposé la moindre réflexion à la violence de ses penchans ; toutes les habitudes vicieuses dérivées de son tempérament, auront le loisir de se former ; elles auront asservi sa raison pour jamais. L’autre, au contraire, aura appris dès l’âge le plus tendre à cultiver son bon sens naturel ; on lui aura rendu familiers des principes de vertu & d’honneur ; on aura fortifié dans son ame la sensibilité pour le prochain, de laquelle les semences y ont été placées par la nature ; on l’aura formé à l’habitude de refléchir sur lui-même, & de résister à ses penchans impérieux : ces deux personnes seront-elles nécessairement les mêmes ? cette idée peut-elle entrer dans l’esprit d’un homme judicieux ? Il est vrai qu’un trop grand nombre d’hommes ne démentent que trop souvent dans leur conduite le sentiment légitime

de leurs principes, pour s’asservir à la tyrannie de leurs passions : mais ces mêmes hommes n’ont pas dans toutes les occasions une conduite également inconséquente ; leur tempérament n’est pas toûjours excité avec la même violence. Si un tel degré de passion détourne leur attention de la lumiere de leurs principes, cette passion moins animée, moins fougueuse, peut céder à la force de la réflexion, quand elle offre un intérêt plus grand que celui qui nous est promis par nos penchans. Notre tempérament a sa force, & nos principes ont la leur ; selon que ces forces sont plus ou moins grandes de côté & d’autre, notre conduite varie. Un homme qui n’a point de principes opposés à ses penchans, ou qui n’en a que de très foibles, tel que l’athée, suivra toûjours indubitablement ce que lui dicte son naturel ; & un homme dont le tempérament est combattu par les lumieres fausses ou véritables de son esprit, doit être souvent en état de prendre le parti de ses idées contre les intérêts de ses penchans. Les récompenses & les peines d’une autre vie sont un contrepoids salutaire, sans lequel bien des gens auroient été entraînés dans l’habitude du vice par un tempérament qui se seroit fortifié tous les jours. Souvent la religion fait plier sous elle le naturel le plus impérieux, & conduit peu à peu son heureux prosélyte à l’habitude de la vertu.

Les législateurs étoient si persuadés de l’influence de la religion sur les bonnes mœurs, qu’ils ont tous mis à la tête des lois qu’ils ont faites, les dogmes de la providence & d’un état futur. M. Bayle, le coryphée des incrédules, en convient en termes exprès. « Toutes les religions du monde, dit-il, tant la vraie que les fausses, roulent sur ce grand pivot ; qu’il y a un juge invisible qui punit & qui récompense après cette vie les actions de l’homme, tant intérieures qu’extérieures : c’est de là qu’on suppose que découle la principale utilité de la religion ». M. Bayle croit que l’utilité de ce dogme est si grande, que dans l’hypothese où la religion eût été une invention politique, c’eût été, selon lui, le principal motif qui eût animé ceux qui l’auroient inventée.

Les poëtes Grecs les plus anciens, Musée, Orphée, Homere, Hesiode, &c. qui ont donné des systèmes de théologie & de religion conformes aux idées & aux opinions populaires de leur tems, ont tous établi le dogme des peines & des récompenses futures comme un article fondamental. Tous leurs successeurs ont suivi le même plan ; tous ont rendu témoignage à ce dogme important : on en peut voir la preuve dans les ouvrages d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide & d’Aristophane, dont la profession étoit de peindre les mœurs de toutes les nations policées, greques ou barbares : & cette preuve se trouve perpétuée dans les écrits de tous les historiens & de tous les philosophes.

Plutarque, si remarquable par l’étendue de ses connoissances, a sur ce sujet un passage digne d’être rapporté. « Jettez les yeux, dit-il dans son traité contre l’épicurien Colotès, sur toute la face de la terre ; vous y pourrez trouver des villes sans fortification, sans lettres, sans magistrats réguliers, sans habitations distinctes, sans professions fixes, sans propriété, sans l’usage des monnoies, & dans l’ignorance universelle des beaux arts : mais vous ne trouverez nulle part une ville sans la connoissance d’un Dieu ou d’une religion, sans l’usage des vœux, des sermens, des oracles, sans sacrifices pour se procurer des biens, ou sans rits déprécatoires pour détourner les maux ». Dans sa consolation à Apollonius, il déclare que l’opinion que les hommes vertueux seront recompensés après leur mort, est si ancienne qu’il n’a jamais pû en découvrir ni l’auteur, ni l’origine. Cicéron & Seneque avoient déclaré la même chose avant lui. Sextus Empiricus voulant dé-