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ver toûjours en état de goûter les mêmes plaisirs, avec le même ménagement. La gaieté que le vin répand dans l’ame, a-t-elle de grands charmes pour lui : il essayera les forces de son tempérament, & il observera jusqu’à quel degré il peut soûtenir les délicieuses vapeurs d’un commencement d’ivresse. En un mot il se formera un système de tempérance voluptueuse, qui puisse étendre sur tous les jours de sa vie, des plaisirs non interrompus. Son penchant favori le porte-t-il aux délices de l’amour : il employera toutes sortes de voies pour surprendre la simplicité & pour séduire l’innocence. Quelle raison aura-t-il sur-tout de respecter le sacré lien du mariage ? Se fera-t-il un scrupule de dérober à un mari le cœur de son épouse, dont un contrat autorisé par les lois l’a mis seul en possession ? Nullement : son intérêt veut qu’il se regle plûtôt sur les lois de ses desirs, & que profitant des agrémens du mariage, il en laisse le fardeau au malheureux époux.

Il est aisé de voir par ce que je viens de dire, qu’une conduite prudente, mais facile, suffit pour se procurer sans risque mille plaisirs, en manquant à propos de candeur, de justice, d’équité, de générosité, d’humanité, de reconnoissance, & de tout ce qu’on respecte sous l’idée de vertu. Qu’avec tout cet enchaînement de commodités & de plaisirs, dont le vice artificieusement conduit est une source intarissable, on mette en parallele tous les avantages qu’on peut se promettre d’une vertu qui se trouve bornée aux espérances de la vie présente ; il est évident que le vice aura sur elle de grands avantages, & qu’il influera beaucoup plus qu’elle sur le bonheur de chaque homme en particulier. En effet, quoique la prudente joüissance des plaisirs des sens puisse s’allier jusqu’à un certain degré avec la vertu même, combien de sources de ces plaisirs n’est-elle pas obligée de fermer ? Combien d’occasions de les goûter ne se contraint-elle pas de négliger & d’écarter de son chemin ? Si elle se trouve dans la prospérité & dans l’abondance, j’avoue qu’elle y est assez à son aise. Il est certain pourtant que dans les mêmes circonstances, le vice habilement mis en œuvre a encore des libertés infiniment plus grandes : mais l’appui des biens de la fortune manque-t-il à la vertu ? rien n’est plus destitué de ressources que cette triste sagesse. Il est vrai que si la masse générale des hommes étoit beaucoup plus éclairée & dévoüée à la sagesse, une conduite réguliere & vertueuse seroit un moyen de parvenir à une vie douce & commode : mais il n’en est pas ainsi des hommes ; le vice & l’ignorance l’emportent, dans la societé humaine, sur les lumieres & sur la sagesse. C’est-là ce qui ferme le chemin de la fortune aux gens de bien, & qui l’élargit pour une espece de sages vicieux. Un athée se sent un amour bisarre pour la vertu, il s’aime pourtant : la bassesse, la pauvreté, le mépris, lui paroissent des maux véritables ; le crédit, l’autorité, les richesses, s’offrent à ses desirs comme des biens dignes de ses recherches. Supposons qu’en achetant pour une somme modique la protection d’un grand seigneur, un homme puisse obtenir malgré les lois une charge propre à lui donner un rang dans le monde, à le faire vivre dans l’opulence, à établir & à soûtenir sa famille. Mais peut-il se résoudre à employer un si coupable moyen de s’assûrer un destin brillant & commode ? Non : il est forcé de négliger un avantage si considérable, qui sera saisi avec avidité par un homme qui détache la religion de la vertu ; ou par un autre qui agissant par principes, secoue en même tems le joug de la religion.

Je ne donnerai point ici un détail étendu de semblables situations, dans lesquelles la vertu est obligée de rejetter des biens très-réels, que le vice adroitement ménagé s’approprieroit sans peine & sans

danger : mais qu’il me soit permis de demander à un athée vertueux, par quel motif il se résoud à des sacrifices si tristes. Qu’est-ce que la nature de sa vertu lui peut fournir, qui suffise pour le dédommager de tant de pertes considérables ? Est-ce la certitude qu’il fait son devoir ? Mais je crois avoir démontré, que son devoir ne consiste qu’à bien ménager ses véritables intérêts pendant une vie de peu de durée. Il sert donc une maîtresse bien pauvre & bien ingrate, qui ne paye ses services les plus pénibles, d’aucun véritable avantage, & qui pour prix du dévoüement le plus parfait, lui arrache les plus flatteuses occasions d’étendre sur toute sa vie les plus doux plaisirs & les plus vifs agrémens.

Si l’athée vertueux ne trouve pas dans la nature de la vertu l’équivalent de tout ce qu’il sacrifie à ce qu’il considere comme son devoir, du moins il le trouvera, direz-vous, dans l’ombre de la vertu, dans la réputation qui lui est si légitimement dûe. Quoiqu’à plusieurs égards la réputation soit un bien réel, & que l’amour qu’on a pour elle, soit raisonnable : j’avouerai cependant que c’est un bien foible avantage, quand c’est l’unique récompense qu’on attend d’une stérile vertu. Otez les plaisirs que la vanité tire de la réputation, tout l’avantage qu’un athée en peut espérer, n’aboutit qu’à l’amitié, qu’aux caresses & qu’aux services de ceux qui ont formé de son mérite des idées avantageuses. Mais qu’il ne s’y trompe point : ces douceurs de la vie ne trouvent pas une source abondante dans la réputation qu’on s’attire par la pratique d’une exacte vertu. Dans le monde fait comme il est, la réputation la plus brillante, la plus étendue & la plus utile, s’accorde moins à la vraie sagesse, qu’aux richesses, qu’aux dignités, qu’aux grands talens, qu’à la supériorité d’esprit, qu’à la profonde érudition. Que dis-je ? un homme de bien se procure-t-il une estime aussi vaste & aussi avantageuse, qu’un homme poli, complaisant, badin, qu’un fin railleur, qu’un aimable étourdi, qu’un agréable débauché ? Quelle utile réputation, par exemple, la plus parfaite vertu s’attire-t-elle, lorsqu’elle a pour compagne la pauvreté & la bassesse ? Quand par une espece de miracle, elle perce les ténebres épaisses qui l’accablent, sa lumiere frappe-t-elle les yeux de la multitude ? Echauffe-t-elle les cœurs des hommes, & les attire-t-elle vers un mérite si digne d’admiration ? Nullement. Ce pauvre est un homme de bien ; on se contente de lui rendre cette justice en très-peu de mots, & on le laisse joüir tranquillement des avantages foibles & peu enviés qu’il peut tirer de son foible & stérile mérite. Il est vrai que ceux qui ont quelque vertu, préserveront un tel homme de l’affreuse indigence ; ils le soûtiendront par de modiques bienfaits : mais lui donneront-ils des marques éclatantes de leur estime ? Se lieront-ils avec lui par les nœuds d’une amitié que la vertu peut rendre féconde en plaisirs purs & solides ? Ce sont-là des phénomenes qui ne frappent guere nos yeux. Virtus laudatur & alget. On accorde à la vertu quelques loüanges vagues ; & presque toûjours on la laisse croupir dans la misere. Si dans les tristes circonstances où elle se trouve, elle cherche du secours dans son propre sein ; il faut que par des nœuds indissolubles elle se lie à la religion, qui seule peut lui ouvrir une source inépuisable de satisfactions vives & pures.

Je vais plus loin. Je veux bien supposer les hommes assez sages pour accorder l’estime la plus utile à ce qui s’offre à leur esprit sous l’idée de la vertu. Mais cette idée est-elle juste & claire chez la plûpart des hommes ? Le contraire n’est que trop certain. Le grand nombre dont les suffrages décident d’une représentation, ne voit les objets qu’à travers ses passions & ses préjugés. Mille fois le vice usurpe chez