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entêté d’une fausse religion, résiste plus aux lumieres de la véritable, qu’un homme qui ne tient à rien de semblable. Toutes ces raisons, dira-t-on à M. Bayle, ne sont tout au plus concluantes que pour un athée négatif, c’est-à-dire, pour un homme qui n’a jamais pensé à Dieu, qui n’a pris aucun parti sur cela. L’ame de cet homme est comme un tableau nud, tout prêt à recevoir telles couleurs qu’on voudra lui appliquer : mais peut-on dire la même chose d’un athée positif, c’est-à-dire, d’un homme qui, après avoir examiné les preuves sur lesquelles on établit l’existence de Dieu, finit par conclurre qu’il n’y en a aucune qui soit solide, & capable de faire impression sur un esprit vraiment philosophique ? Un tel homme est assûrément plus éloigné de la vraie religion, qu’un homme qui admet une divinité, quoiqu’il n’en ait pas les idées les plus saines. Celui-ci se conserve le tronc sur lequel on pourra enter la foi véritable : mais celui-là a mis la hache à la racine de l’arbre, & s’est ôté toute espérance de se relever. Mais en accordant que le payen peut être guéri plus facilement que l’athée, je n’ai garde de conclurre qu’il soit moins coupable que ce dernier. Ne sait-on pas que les maladies les plus honteuses, les plus sales, les plus infames, sont celles dont la guérison est la plus facile ?

Nous voici enfin parvenus à la seconde partie du parallele de l’athéisme & du polithéisme. M. Bayle va plus loin : il tâche encore de prouver que l’athéisme ne tend pas à la destruction de la société. Pour nous, quoique nous soyons persuadés que les crimes de lese-majesté divine sont plus énormes dans le système de la superstition, que dans celui de l’irreligion, nous croyons cependant que ce dernier est plus pernicieux au genre humain que le premier : voici sur quoi nous nous fondons.

On a généralement pensé qu’une des preuves que l’athéisme est pernicieux à la société, consistoit en ce qu’il exclut la connoissance du bien & du mal moral, cette connoissance étant postérieure à celle de Dieu. C’est pourquoi le premier argument dont M. Bayle fait usage pour justifier l’athéisme, c’est que les athées peuvent conserver les idées, par lesquelles on découvre la différence du bien & du mal moral ; parce qu’ils comprennent, aussi-bien que les déistes ou théistes, les premiers principes de la Morale & de la Métaphysique ; & que les Epicuriens qui nioient la Providence, & les Stratoniciens qui nioient l’existence de Dieu, ont eu ces idées.

Pour connoître ce qu’il peut y avoir de vrai ou de faux dans ces argumens, il faut remonter jusqu’aux premiers principes de la Morale ; matiere en elle-même claire & facile à comprendre, mais que les disputes & les subtilités ont jettée dans une extrème confusion. Tout l’édifice de la Morale-pratique est fondé sur ces trois principes réunis, savoir le sentiment moral, la différence spécifique des actions humaines, & la volonté de Dieu. J’appelle sentiment moral cette approbation du bien, cette horreur pour le mal, dont l’instinct ou la nature nous prévient antérieurement à toutes réflexions sur leur caractere & sur leurs conséquences. C’est-là la premiere ouverture, le premier principe qui nous conduit à la connoissance parfaite de la Morale, & il est commun aux athées aussi-bien qu’aux théïstes. L’instinct ayant conduit l’homme jusques-là, la faculté de raisonner qui lui est naturelle, le fait réfléchir sur les fondemens de cette approbation & de cette horreur. Il découvre que ni l’une ni l’autre ne sont arbitraires, mais qu’elles sont fondées sur la différence qu’il y a essentiellement dans les actions des hommes. Tout cela n’imposant point encore une obligation assez forte pour pratiquer le bien & pour éviter le mal, il faut nécessairement ajoûter la volonté supérieure

d’un législateur, qui non-seulement nous ordonne ce que nous sentons & reconnoissons pour bon, mais qui propose en même tems des récompenses pour ceux qui s’y conforment, & des châtimens pour ceux qui lui desobéissent. C’est le dernier principe des préceptes de Morale ; c’est ce qui leur donne le vrai caractere de devoir ; c’est donc sur ces trois principes que porte tout l’édifice de la Morale. Chacun d’eux est soûtenu par un motif propre & particulier. Lorsqu’on se conforme au sentiment moral, on éprouve une sensation agréable : lorsqu’on agit conformément à la différence essentielle des choses, on concourt à l’ordre & à l’harmonie de l’univers ; & lorsqu’on se soûmet à la volonté de Dieu, on s’assûre des récompenses, & l’on évite des peines.

De tout cela, il résulte évidemment ces deux conséquences : 1°. qu’un athée ne sauroit avoir une connoissance exacte & complete de la moralité des actions humaines, proprement nommée : 2°. que le sentiment moral & la connoissance des différences essentielles qui spécifient les actions humaines, deux principes dont on connoît qu’un athée est capable, ne concluent néanmoins rien en faveur de l’argument de M. Bayle ; parce que ces deux choses même unies ne suffisent pas pour porter l’athée à la pratique de la vertu, comme il est nécessaire pour le bien de la société, ce qui est le point dont il s’agit.

Voyons d’abord comment M. Bayle a prétendu prouver la moralité des actions humaines, suivant les principes d’un Stratonicien. Il le fait raisonner de la maniere suivante : « La beauté, la symmétrie, la régularité, l’ordre que l’on voit dans l’univers, sont l’ouvrage d’une nature qui n’a point de connoissance ; & encore que cette nature n’ait point suivi des idées, elle a néanmoins produit une infinité d’especes, dont chacune a ses attributs essentiels. Ce n’est point en conséquence de nos opinions que le feu & l’eau different d’espece, & qu’il y a une pareille différence entre l’amour & la haine, & entre l’affirmation & la négation. Cette différence spécifique est fondée dans la nature même des choses : mais comment la connoissons-nous ? N’est-ce pas en comparant les propriétés essentielles de l’un de ces êtres avec les propriétés essentielles de l’autre ? Or nous connoissons par la même voie qu’il y a une différence spécifique entre le mensonge & la vérité, entre l’ingratitude & la gratitude, &c. Nous devons donc être assûrés que le vice & la vertu different spécifiquement par leur nature, & indépendamment de nos opinions ». M. Bayle en conclut, que les Stratoniciens ont pû connoître que le vice & la vertu étoient deux especes de qualités, qui étoient naturellement séparées l’une de l’autre. On le lui accorde. « Voyons, continue-t-il, comment ils ont pû savoir qu’elles étoient outre cela séparées moralement. Ils attribuoient à la même nécessité de la nature, l’établissement des rapports que l’on voit entre les choses, & celui des regles par lesquelles nous distinguons ces rapports. Il y a des regles de raisonnement, indépendantes de la volonté de l’homme ; ce n’est point à cause qu’il a plu aux hommes d’établir les regles du syllogisme, qu’elles sont justes & véritables ; elles le sont en elles-mêmes, & toute entreprise de l’esprit humain contre leur essence & leurs attributs seroit vaine & ridicule ». On accorde tout cela à M. Bayle. Il ajoûte : « s’il y a des regles certaines & immuables pour les opérations de l’entendement, il y en a aussi pour les actes de la volonté ». Voilà ce qu’on lui nie, & ce qu’il tâche de prouver de cette maniere. « Les regles de ces actes-là ne sont pas toutes arbitraires. Il y en a qui émanent de la nécessité de la nature, & qui imposent une obligation indispensable. ..... La plus générale de ces regles-ci,