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point croire du tout, que de croire ce qu’elle n’est pas, & ce qu’elle ne doit pas être. Voilà deux portiers à l’entrée d’une maison : on leur demande, peut-on parler à votre maître ? Il n’y est pas, répond l’un : il y est, répond l’autre, mais fort occupé à faire de la fausse monnoie, de faux contrats, des poignards & des poisons, pour perdre ceux qui ont exécuté ses desseins : l’athée ressemble au premier de ces portiers, le payen à l’autre. Il est donc visible que le payen offense plus grievement la divinité que ne fait l’athée. On ne peut comprendre que des gens qui auroient été attentifs à cette comparaison, eussent balancé à dire que la superstition payenne valoit moins que l’irreligion.

S’il est vrai, 1°. que l’on offense beaucoup plus celui que l’on nomme fripon, scélérat, infame, que celui auquel on ne songe pas, ou de qui on ne dit ni bien ni mal : 2°. qu’il n’y a point d’honnête femme, qui n’aimât mieux qu’on la fit passer pour morte, que pour prostituée : 3°. qu’il n’y a point de mari jaloux qui n’aime mieux que sa femme fasse vœu de continence, ou en général qu’elle ne veuille plus entendre parler de commerce avec un homme, que si elle se prostituoit à tout venant : 4°. qu’un roi chassé de son throne s’estime plus offensé, lorsque ses sujets rébelles sont ensuite très-fideles à un autre roi, que s’ils n’en mettoient aucun à sa place : 5°. qu’un roi qui a une forte guerre sur les bras, est plus irrité contre ceux qui embrassent avec chaleur le parti de ses ennemis, que contre ceux qui se tiennent neutres. Si, dis-je, ces cinq propositions sont vraies, il faut de toute nécessité, que l’offense que les Payens faisoient à Dieu soit plus atroce que celle que lui font les athées spéculatifs, s’il y en a : ils ne songent point à Dieu ; ils n’en disent ni bien ni mal ; & s’ils nient son existence, c’est qu’ils la regardent non pas comme une chose réelle, mais comme une fiction de l’entendement humain. C’est un grand crime, je l’avoue : mais s’ils attribuoient à Dieu tous les crimes les plus infames, comme les Payens les attribuoient à leur Jupiter & à leur Vénus ; si après l’avoir chassé de son throne, ils lui substituoient une infinité de faux dieux, leur offense ne seroit-elle pas beaucoup plus grande ? Ou toutes les idées que nous avons des divers degrés de péchés sont fausses, ou ce sentiment est véritable. La perfection qui est la plus chere à Dieu est la sainteté ; par conséquent le crime qui l’offense le plus est de le faire méchant : ne point croire son existence, ne lui point rendre de culte, c’est le dégrader ; mais de rendre le culte qui lui est dû à une infinité d’autres êtres, c’est tout-à-la-fois le dégrader & se déclarer pour le démon dans la guerre qu’il fait à Dieu. L’Ecriture nous apprend que c’est au diable que se terminoit l’honneur rendu aux idoles, dii gentium dæmonia. Si au jugement des personnes les plus raisonnables & les plus justes, un attentat à l’honneur est une injure plus atroce qu’un attentat à la vie ; si tout ce qu’il y a d’honnêtes gens conviennent qu’un meurtrier fait moins de tort qu’un calomniateur qui flétrit la réputation, ou qu’un juge corrompu qui déclare infame un innocent : en un mot, si tous les hommes qui ont du sentiment, regardent comme une action très-criminelle de préférer la vie à l’honneur, l’infamie à la mort ; que devons-nous penser de Dieu, qui verse lui-même dans les ames ces sentimens nobles & généreux ? Ne devons-nous pas croire que la sainteté, la probité, la justice, sont ses attributs les plus essentiels, & dont il est le plus jaloux : donc la calomnie des Payens, qui le chargeant de toutes sortes de crimes, détruit ses perfections les plus précieuses, lui est une offense plus injurieuse que l’impiété des athées, qui lui ôte la connoissance & la direction des évenemens.

C’est un grand défaut d’esprit de n’avoir pas re-

connu dans les ouvrages de la nature un Dieu souverainement

parfait : mais c’est un plus grand défaut d’esprit encore, de croire qu’une nature sujette aux passions les plus injustes & les plus sales, soit un Dieu, & mérite nos adorations : le premier défaut est celui des athées, & le second celui des Payens.

C’est une injure sans doute bien grande d’effacer de nos cœurs l’image de la Divinité qui s’y trouve naturellement empreinte : mais cette injure devient beaucoup plus atroce, lorsqu’on défigure cette image, & qu’on l’expose au mépris de tout le monde. Les athées ont effacé l’image de Dieu, & les Payens l’ont rendue méconnoissable ; jugez de quel côté l’offense a été plus grande.

Le grand crime des athées parmi les Payens, est de n’avoir pas mis le véritable Dieu sur le throne, après en avoir si justement & si raisonnablement précipité tous les faux dieux : mais ce crime, quelque criant qu’il puisse être, est-il une injure aussi sanglante pour le vrai Dieu que celle qu’il a reçûe des Idolatres, qui, après l’avoir déthroné, ont mis sur son throne les plus infâmes divinités qu’il fût possible d’imaginer ? Si la reine Elisabeth, chassée de ses états, avoit appris que ses sujets révoltés lui eussent fait succéder la plus infame prostituée qu’ils eussent pû déterrer dans Londres, elle eût été plus indignée de leur conduite, que s’ils eussent pris une autre forme de gouvernement, ou que pour le moins ils eussent donné la couronne à une illustre princesse. Non-seulement la personne de la reine Elisabeth eût été tout de nouveau insultée par le choix qu’on auroit fait d’une infame courtisane, mais aussi le caractere royal eût été deshonoré, profané ; voilà l’image de la conduite des Payens a l’égard de Dieu. Ils se sont révoltés contre lui ; & après l’avoir chassé du ciel, ils ont substitué à sa place une infinité de dieux chargés de crimes, & ils leur ont donné pour chef un Jupiter, fils d’un usurpateur & usurpateur lui-même. N’étoit-ce pas flétrir & deshonorer le caractere divin, exposer au dernier mépris la nature & la majesté divine ?

A toutes ces raisons, M. Bayle en ajoûte une autre, qui est que rien n’éloigne davantage les hommes de se convertir à la vraie religion, que l’idolatrie : en effet, parlez à un Cartésien ou à un Péripatéticien, d’une proposition qui ne s’accorde pas avec les principes dont il est préoccupé, vous trouvez qu’il songe bien moins à pénétrer ce que vous lui dites, qu’à imaginer des raisons pour le combattre : parlez-en à un homme qui ne soit d’aucune secte, vous le trouvez docile, & prêt à se rendre sans chicaner. La raison en est, qu’il est bien plus mal-aisé d’introduire quelque habitude dans une ame qui a déjà contracté l’habitude contraire, que dans une ame qui est encore toute nue. Qui ne sait, par exemple, qu’il est plus difficile de rendre libéral un homme qui a été avare toute sa vie, qu’un enfant qui n’est encore ni avare ni libéral ? De même il est beaucoup plus aisé de plier d’un certain sens un corps qui n’a jamais été plié, qu’un autre qui a été plié d’un sens contraire. Il est donc très-raisonnable de penser que les apôtres eussent convertis plus de gens à J. C. s’ils l’eussent prêché à des peuples sans religion, qu’ils n’en ont converti, annonçant l’Evangile à des nations engagées par un zele aveugle & entêté aux cultes superstitieux du Paganisme. On m’avouera, que si Julien l’apostat eût été athée, du caractere dont il étoit d’ailleurs, il eût laissé en paix les Chrétiens ; au lieu qu’il leur faisoit des injures continuelles, infatué qu’il étoit des superstitions du paganisme, & tellement infatué, qu’un historien de sa religion n’a pû s’empêcher d’en faire une espece de raillerie ; disant que s’il fût retourné victorieux de son expédition contre les Perses, il eût dépeuplé la terre de bœufs à force de sacrifices. Tant il est vrai, qu’un homme