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que Dieu n’étant pas corporel, mais simple, comme ils l’avouent, & incorruptible, il soit néanmoins divisé en tant de portions de corps & d’ames, ils ne vous payeront jamais que de belles comparaisons ; que Dieu est comme un océan immense, dans lequel se mouvroient plusieurs fioles pleines d’eau ; que les fioles, quelque part qu’elles pussent aller, se trouveroient toûjours dans le même océan, dans la même eau, & que venant à se rompre, l’eau qu’elles contenoient, se trouveroit en même tems unie à son tout, à cet océan dont elles étoient des portions : ou bien ils vous diront, qu’il en est de Dieu comme de la lumiere, qui est la même par tout l’univers, & qui ne laisse pas de paroître de cent façons différentes, selon la diversité des objets où elle tombe, ou selon les diverses couleurs & figures des verres par où elle passe. Il ne vous payeront, dis-je, que de ces sortes de comparaisons, qui n’ont aucun rapport avec Dieu, & qui ne sont bonnes que pour jetter de la poudre aux yeux d’un peuple ignorant ; & il ne faut pas espérer qu’ils répliquent solidement, si on leur dit que ces fioles se trouveroient véritablement dans une eau semblable, mais non pas dans la même, & qu’il y a bien dans le monde une lumiere semblable, & non pas la même, & ainsi de tant d’autres objections qu’on leur fait. Ils reviennent toûjours aux mêmes comparaisons, aux belles paroles, ou comme les Soufis aux belles poësies de leur Goult-hen-raz.

Voilà la doctrine des Pendets, gentils des Indes ; & c’est cette même doctrine qui fait encore à présent la cabale des Soufis & de la plûpart des gens de lettres Persans, & qui se trouve expliquée en vers persiens, si relevés & si emphatiques dans leur Goulthen-raz. ou parterre des mysteres. C’étoit la doctrine de Fludd, que le célebre Gassendi a si doctement réfutée : or, pour peu qu’on connoisse la doctrine de Zoroastre & la Philosophie orientale, on verra clairement qu’elles ont donné naissance à celle dont nous venons de parler.

Après les Perses, viennent les Tartares, dont l’empire est le plus étendu dans l’Asie ; car ils occupent toute l’étendue du pays qui est entre le mont Caucase & la Chine. Les relations des voyageurs sur ces peuples sont si incertaines, qu’il est extremement difficile de savoir s’ils ont jamais eu quelque teinture de philosophie. On sait seulement qu’ils croupissent dans la plus grossiere superstition, & qu’ils sont ou mahométans ou idolatres. Mais comme on trouve parmi eux de nombreuses communautés de prêtres, qu’on appelle Lamas, on peut demander avec raison, s’ils sont aussi ignorans dans les sciences, que les peuples grossiers qu’ils sont chargés d’instruire ; on ne trouve pas de grands éclaircissemens sur ce sujet dans les auteurs qui en ont parlé. Le culte que ces lamas rendent aux idoles est fondé sur ce qu’ils croyent qu’elles sont les images des émanations divines, & que les ames qui sont aussi émanées de Dieu habitent dans elles. Tous ces lamas ont au-dessus d’eux un grand prêtre appellé le grand lama, qui fait sa demeure ordinaire sur le sommet d’une montagne. On ne sçauroit imaginer le profond respect que les Tartares idolatres ont pour lui ; ils le regardent comme immortel, & les prêtres subalternes entretiennent cette erreur par leurs supercheries. Enfin tous les voyageurs conviennent que les Tartares sont de tous les peuples de l’Asie les plus grossiers, les plus ignorans, & les plus superstitieux. La loi naturelle y est presque éteinte ; il ne faut donc pas s’étonner s’ils ont fait si peu de progrès dans la Philosophie.

Si de la Tartarie on passe dans les Indes, on n’y trouvera guere moins d’ignorance & de superstition ; jusques-là que quelques auteurs ont crû que les Indiens n’avoient aucune connoissance de Dieu : ce sentiment ne nous paroît pas fondé. En effet, Abraham

Rogers raconte que les Bramins reconnoissent un seul & suprème Dieu, qu’ils nomment Vistnou ; que la premiere & la plus ancienne production de ce Dieu, étoit une divinité inférieure appellée Brama, qu’il forma d’une fleur qui flottoit sur le grand abysme avant la création du monde ; que la vertu, la fidélité, & la reconnoissance de Brama avoient été si grandes, que Vistnou l’avoit doüé du pouvoir de créer l’univers. Le détail de leur doctrine est rapporté par différens auteurs avec une variété fort embarrassante pour ceux qui cherchent à démêler la vérité ; variété qui vient en partie de ce que les Bramins sont fort réservés avec les étrangers, mais principalement de ce que les voyageurs sont peu versés dans la langue de ceux dont ils se mêlent de rapporter les opinions. Mais du moins il est constant par les relations de tous les modernes, que les Indiens reconnoissent une ou plusieurs divinités.

Nous ne devons point oublier de parler ici de Budda ou Xekia, si célebre parmi les Indiens, auxquels il enseigna le culte qu’on doit rendre à la Divinité, & que ces peuples regardent comme le plus grand philosophe qui ait jamais existé : son histoire se trouve si remplie de fables & de contradictions, qu’il seroit impossible de les concilier. Tout ce que l’on peut conclurre de la diversité des sentimens que les auteurs ont eus à son sujet, c’est que Xekia parut dans la partie méridionale des Indes, & qu’il se montra d’abord aux peuples qui habitoient sur les rivages de l’Océan ; que de-là il envoya ses disciples dans toutes les Indes, ou ils répandirent sa doctrine.

Les Indiens & les Chinois attestent unanimement que cet imposteur avoit deux sortes de doctrines : l’une faite pour le peuple ; l’autre secrete, qu’il ne révéla qu’à quelques-uns de ses disciples. Le Comte, la Loubere, Bernier, & sur-tout Kempfer, nous ont suffisamment instruits de la premiere qu’on nomme exoterique. En voici les principaux dogmes.

1°. Il y a une différence réelle entre le bien & le mal.

2°. Les ames des hommes & des animaux sont immortelles, & ne different entr’elles qu’à raison des sujets où elles se trouvent.

3°. Les ames des hommes, séparées de leurs corps, reçoivent ou la récompense de leurs bonnes actions dans un séjour de délices, ou la punition de leurs crimes dans un séjour de douleurs.

4°. Le séjour des bienheureux est un lieu où ils goûteront un bonheur qui ne finira point, & ce lieu s’appelle pour cela gokurakf.

5°. Les dieux different entr’eux par leur nature, & les ames des hommes par leurs mérites ; par conséquent le degré de bonheur dont elles joüiront dans ces champs élysées, répondra au degré de leurs mérites : cependant la mesure de bonheur que chacune d’entr’elles aura en partage sera si grande, qu’elles ne souhaiteront point d’en avoir une plus grande.

6°. Amida est le gouverneur de ces lieux heureux, & le protecteur des ames humaines, sur-tout de celles qui sont destinées à joüir d’une vie éternellement heureuse. C’est le seul médiateur qui puisse faire obtenir aux hommes la rémission de leurs péchés & la vie éternelle. (Plusieurs Indiens & quelques Chinois rapportent cela à Xekia lui-même.)

7°. Amida n’accordera ce bonheur qu’à ceux qui auront suivi la loi de Xekia, & qui auront mené une vie vertueuse.

8°. Or la loi de Xekia renferme cinq préceptes généraux, de la pratique desquels dépend le salut éternel : le premier, qu’il ne faut rien tuer de ce qui est animé ; 2°. qu’il ne faut rien voler ; 3°. qu’il faut éviter l’inceste ; 4°. qu’il faut s’abstenir du mensonge, 5°. & sur-tout des liqueurs fortes. Ces cinq préceptes sont fort célebres dans toute l’Asie méridionale &