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En toute langue & en toute construction, il y a une justesse à observer dans l’emploi que l’on fait des signes destinés par l’usage pour marquer non-seulement les objets de nos idées, mais encore les différentes vûes sous lesquelles l’esprit considere ces objets. L’article, les prépositions, les conjonctions, les verbes avec leurs différentes inflexions, enfin tous les mots qui ne marquent point des choses, n’ont d’autre destination que de faire connoître ces différentes vûes de l’esprit.

D’ailleurs, c’est une regle des plus communes du raisonnement, que, lorsqu’au commencement du discours on a donné à un mot une certaine signification, on ne doit pas lui en donner une autre dans la suite du même discours. Il en est de même par rapport au sens grammatical ; je veux dire que dans la même période, un mot qui est au singulier dans le premier membre de cette période, ne doit pas avoir dans l’autre membre un corrélatif ou adjectif qui le suppose au pluriel : en voici un exemple tiré de la Princesse de Cleves, tom. II. pag. 119. M. de Nemours ne laissoit échapper aucune occasion de voir madame de Cleves, sans laisser paroître néanmoins qu’il les cherchât. Ce les du second membre étant au pluriel, ne devoit pas être destiné à rappeller occasion, qui est au singulier dans le premier membre de la période. Par la même raison, si dans le premier membre de la phrase, vous m’avez d’abord présenté le mot dans un sens spécifique, c’est-à-dire, comme nous l’avons dit, dans un sens qualificatif adjectif, vous ne devez pas, dans le membre qui suit, donner à ce mot un relatif, parce que le relatif rappelle toujours l’idée d’une personne ou d’une chose, d’un individu réel ou métaphysique, & jamais celle d’un simple qualificatif qui n’a aucune existence, & qui n’est que mode ; c’est uniquement à un substantif consideré substantivement, & non comme mode, que le qui peut se rapporter : l’antécédent de qui doit être pris dans le même sens aussi-bien dans toute l’étendue de la période, que dans toute la suite du syllogisme.

Ainsi, quand on dit, il a été reçû avec politesse, ces deux mots, avec politesse, sont une expression adverbiale, modificative, adjective, qui ne présente aucun être réel ni métaphysique. Ces mots, avec politesse, ne marquent point une telle politesse individuelle : si vous voulez marquer une telle politesse, vous avez besoin d’un prépositif qui donne à politesse un sens individuel, réel, soit universel, soit particulier, soit singulier, alors le qui fera son office.

Encore un coup avec politesse est une expression adverbiale, c’est l’adverbe poliment décomposé.

Or ces sortes d’adverbes sont absolus, c’est-à-dire, qu’ils n’ont ni suite ni complément ; & quand on veut les rendre relatifs, il faut ajoûter quelque mot qui marque la correlation ; il a été reçû si poliment que, &c. il a été reçû avec tant de politesse que, &c. ou bien avec une politesse qui, &c.

En Latin même ces termes correlatifs sont souvent marqués, is qui, ea quæ, id quod, &c.

Non enim is es, Catilina, dit Cicéron, ut ou qui, ou quem, selon ce qui suit ; voilà deux correlatifs is, ut, ou is, quem, & chacun de ces relatifs est construit dans sa proposition particuliere : il a d’abord un sens individuel particulier dans la premiere proposition, ensuite ce sens est déterminé singulierement dans la seconde : mais dans agere cum aliquo, inimicè, ou indulgenter, ou atrociter, ou violenter, chacun de ces adverbes présente un sens absolu spécifique qu’on ne peut plus rendre sens relatif singulier, à moins qu’on ne répete & qu’on n’ajoûte les mots destinés à marquer cette relation & cette singularité ; on dira alors ita atrociter ut, &c. ou en décomposant l’adverbe, cum eâ atrocitate ut ou quæ, &c. Comme la langue Latine est presque toute elliptique, il arrive souvent

que ces correlatifs ne sont pas exprimés en Latin : mais le sens & les adjoints les font aisément suppléer. On dit fort bien en Latin, sunt qui putent, Cic. le correlatif de qui est philosophi ou quidam sunt ; mitte cui dem litteras, Cic. envoyez-moi quelqu’un à qui je puisse donner mes lettres ; où vous voyez que le correlatif est mitte servum, ou puerum, ou aliquem. Il n’en est pas de même dans la langue Françoise ; ainsi je crois que le sens de la regle de Vaugelas est que lorsqu’en un premier membre de période un mot est pris dans un sens absolu, adjectivement ou adverbialement, ce qui est ordinairement marqué en François par la suppression de l’article, & par les circonstances, on ne doit pas dans le membre suivant ajoûter un relatif, ni même quelqu’autre mot qui supposeroit que la premiere expression auroit été prise dans un sens fini & individuel, soit universel, soit particulier ou singulier ; ce seroit tomber dans le sophisme que les Logiciens appellent passer de l’espece à l’individu, passer du général au particulier.

Ainsi je ne puis pas dire l’homme est animal qui raisonne, parce que animal, dans le premier membre étant sans article, est un nom d’espece pris adjectivement & dans un sens qualificatif ; or qui raisonne ne peut se dire que d’un individu réel qui est ou déterminé ou indeterminé, c’est-à-dire, pris dans le sens particulier dont nous avons parlé ; ainsi je dois dire l’homme est le seul animal, ou un animal qui raisonne.

Par la même raison, on dira fort bien, il n’a point de livre qu’il n’ait lû ; cette proposition est équivalente à celle-ci : Il n’a pas un seul livre qu’il n’ait lû ; chaque livre qu’il a, il l’a lû. Il n’y a point d’injustice qu’il ne commette ; c’est-à-dire, chaque sorte d’injustice particuliere, il la commet. Est-il ville dans le royaume qui soit plus obéissante ? c’est-à-dire, est-il dans le royaume quelqu’autre ville, une ville qui soit plus obéissante que, &c. Il n’y a homme qui sache cela ; aucun homme ne sait cela.

Ainsi, c’est le sens individuel qui autorise le relatif, & c’est le sens qualificatif adjectif ou adverbial qui fait supprimer l’article ; la négation n’y fait rien, quoiqu’en dise l’auteur de la Grammaire générale. Si l’on dit de quelqu’un qu’il agit en roi, en pere, en ami, & qu’on prenne roi, pere, ami, dans le sens spécifique, & selon toute la valeur que ces mots peuvent avoir, on ne doit point ajoûter de qui : mais si les circonstances font connoître qu’en disant roi, pere, ami, on a dans l’esprit l’idée particuliere de tel roi, de tel pere, de tel ami, & que l’expression ne soit pas consacrée par l’usage au seul sens spécifique ou adverbial, alors on peut ajoûter le qui ; il se conduit en pere tendre qui ; car c’est autant que si l’on disoit comme un pere tendre ; c’est le sens particulier qui peut recevoir ensuite une détermination singuliere.

Il est accablé de maux, c’est-à-dire, de maux particuliers, ou de dettes particulieres qui, &c. Une sorte de fruits qui, &c. une sorte tire ce mot fruits de la généralité du nom fruit ; une sorte est un individu spécifique, ou un individu collectif.

Ainsi, je crois que la vivacité, le feu, l’enthousiasme, que le style poëtique demande, ont pû autoriser Racine à dire (Esther, act. II. sc. viij.) nulle paix pour l’impie ; il la cherche, elle fuit : mais cette expression ne seroit pas réguliere en prose, parce que la premiere proposition étant universelle négative, & où nulle emporte toute paix pour l’impie, les pronoms la & elle des propositions qui suivent ne doivent pas rappeller dans un sens affirmatif & individuel un mot qui a d’abord été pris dans un sens négatif universel. Peut-être pourroit-on dire nulle paix qui soit durable n’est donnée aux hommes : mais on feroit encore mieux de dire une paix durable n’est point donnée aux hommes.