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son tems ce qu’il a mis dans le sien, le plan de l’ouvrage, sa distribution, le choix des exemples, la justesse des comparaisons, une certaine tournure dans les idées, que j’appellerois volontiers le caractere philosophique, ne laissent pas douter un instant qu’il ne fût lui-même beaucoup plus riche que ceux dont il auroit emprunté ».

Voici de nouveaux dogmes : nous avons vû que la matiere qui compose tous les corps est foncierement la même, selon Aristote, & qu’elle ne doit toutes les formes qu’elle prend successivement, qu’à la différente combinaison de ses parties. Il s’est contenté d’en tirer quatre élémens, le feu, l’air, l’eau & la terre, quoiqu’il lui fût libre d’en tirer bien davantage. Il a crû apparemment qu’ils suffisoient pour former ce que nous voyons. La beauté des cieux lui fit pourtant soupçonner qu’ils pouvoient bien être composés de quelque chose de plus beau. Il en forma une quintessence pour en construire les cieux : c’est de tout tems que les Philosophes sont en possession de croire que quand ils ont inventé un nouveau mot, ils ont découvert une nouvelle chose, & que ce qu’ils arrangent nettement dans leur pensée, doit tout de suite se trouver tel dans la nature : mais ni l’autorité d’Aristote & des autres Philosophes, ni la netteté de leurs idées, ni la prétendue évidence de leurs raisonnemens, ne nous garantissent rien de réel. La nature peut être toute différente. Quoi qu’il en soit de cette réflexion, Aristote croyoit qu’il n’y avoit dans cet univers que cinq especes de corps : les premiers qui sont la matiere qui forme tous les corps célestes, se meuvent circulairement ; & les quatre autres dont sont composés tous les corps sublunaires, ont un mouvement en ligne droite. La cinquieme essence n’a ni légereté, ni pesanteur ; elle est incorruptible & éternelle, elle suit toûjours un mouvement égal & uniforme ; au lieu que des quatre élémens les deux premiers sont pesans, & les deux autres légers. Les deux premiers descendent en-bas, & sont poussés vers le centre ; les deux autres tendent en-haut, & vont se ranger à la circonférence. Quoique leurs places soient ainsi précises & marquées de droit, ils peuvent cependant en changer, & en changent effectivement ; ce qui vient de l’extrème facilité qu’ils ont de se transformer les uns dans les autres, & de se communiquer leurs mouvemens.

Cela supposé, Aristote assûre que tout l’univers n’est point également gouverné par Dieu, quoiqu’il soit la cause générale de tout. Les corps célestes, ce qui est composé de la cinquieme essence, méritent ses soins & son attention : mais il ne se mêle point de ce qui est au-dessous de la lune, de ce qui a rapport aux quatre élémens. Toute la terre échappe à sa providence. Aristote, dit Diogene Laerce, croyoit que la puissance divine régloit les choses célestes, & que celles de la terre se gouvernoient par une espece de sympathie avec le ciel. En suivant le même raisonnement, on prouve d’après Aristote, que l’ame est mortelle. En effet, Dieu n’étant point témoin de sa conduite, ne peut ni la punir, ni la récompenser ; s’il le faisoit, ce seroit par caprice & sans aucune connoissance. D’ailleurs Dieu ne veut point se mêler des actions des hommes : s’il s’en mêloit, il les prévoiroit ; l’homme ne seroit point libre : si l’homme n’étoit point libre, tout seroit bien arrangé sur la terre. Or tout ce qui se fait ici bas est plein de changemens & de variations, de desastres & de maux ; donc l’homme se détermine par lui-même, & Dieu n’a aucun pouvoir sur lui. Une autre raison qui faisoit nier à Aristote l’immortalité de l’ame, c’est l’opinion où il étoit avec tous les autres Philosophes, que notre ame étoit une portion de la divinité, dont elle avoit été détachée, & qu’après un certain nombre de révolutions dans différens corps, elle alloit s’y réjoindre &

s’y abysmer, ainsi qu’une goutte d’eau va se réunir à l’Océan, quand le vase qui la contenoit vient à se briser. Cette éternité qu’ils attribuoient à l’ame, étoit précisément ce qui détruisoit son immortalité. Voyez l’article Ame, où nous avons développé plus au long cette idée des anciens philosophes Grecs.

Les fausses idées qu’Aristote s’étoit faites sur le mouvement, l’avoient conduit à croire l’éternité du monde. Le mouvement, disoit-il, doit être éternel : ainsi le ciel ou le monde dans lequel est le mouvement, doit être éternel. En voici la preuve : s’il y a eu un premier mouvement, comme tout mouvement suppose un mobile, il faut absolument que ce mobile soit engendré, ou éternel, mais pourtant en repos, à cause de quelque empêchement. Or de quelque façon que cela soit, il s’ensuit une absurdité ; car si ce premier mobile est engendré, il l’est donc par le mouvement, lequel par conséquent sera antérieur au premier ; & s’il a été en repos éternellement, l’obstacle n’a pû être ôté sans le mouvement, lequel de rechef aura été antérieur au premier. A cette raison Aristote en ajoûte plusieurs autres pour prouver l’éternité du monde. Il soûtenoit que Dieu & la nature ne seroient pas toûjours ce qu’il y a de meilleur, si l’univers n’étoit éternel, puisque Dieu ayant jugé de tout tems que l’arrangement du monde étoit un bien, il auroit différé de le produire pendant toute l’éternité antérieure. Voici encore un de ses argumens sur le même sujet : si le monde a été créé, il peut être détruit ; car tout ce qui a eu un commencement, doit avoir une fin. Le monde est incorruptible & inaltérable ; donc il est éternel. Voici la preuve que le monde est incorruptible : si le monde peut être détruit, ce doit être naturellement par celui qui l’a créé : mais il n’en a point le pouvoir ; ce qu’Aristote prouve ainsi. Si l’on suppose que Dieu a la puissance de détruire le monde, il faut savoir alors si le monde étoit parfait : s’il ne l’étoit pas, Dieu n’avoit pû le créer, puisqu’une cause parfaite ne peut rien produire d’imparfait, & qu’il faudroit pour cela que Dieu fût defectueux ; ce qui est absurde : si le monde au contraire est parfait, Dieu ne peut le détruire, parce que la méchancheté est contraire à son essence, & que c’est le propre de celle d’un être mauvais de vouloir nuire aux bonnes choses.

On peut juger maintenant de la doctrine d’Aristote sur la divinité ; c’est à tort que quelques-uns l’ont accusé d’athéisme, pour avoir cru le monde éternel ; car autrement il faudroit faire le même reproche à presque tous les anciens Philosophes, qui étoient infectés de la même erreur. Aristote étoit si éloigné de l’athéisme, qu’il nous représente Dieu comme un être intelligent & immatériel ; le premier moteur de toutes choses, qui ne peut être mû lui-même. Il décide même en termes formels, que si dans l’univers, il n’y avoit que de la matiere, le monde se trouveroit sans cause premiere & originale, & que par conséquent il faudroit admettre un progrès de causes à l’infini ; absurdité qu’il réfute lui-même. Si l’on me demande ce que je pense de la création d’Aristote, je répondrai qu’il en a admis une, même par rapport à la matiere, qu’il croyoit avoir été produite. Il différoit de Platon son maître, en ce qu’il croyoit le monde une émanation naturelle & impétueuse de la divinité, à peu près comme la lumiere est une émanation du soleil. Au lieu que, selon Platon, le monde étoit une émanation éternelle & nécessaire, mais volontaire & réfléchie d’une cause toute sage & toute puissante : l’une & l’autre création, comme on voit, emporte avec soi l’éternité du monde, & est bien différente de celle de Moyse, où Dieu est si libre par rapport à la production du monde, qu’il auroit pû le laisser éternellement dans le néant.

Mais si Aristote n’est pas athée en ce sens qu’il attaque directement & comme de front la divinité, & qu’il n’en reconnoisse point d’autre que cet univers,