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ou par le mouvement, qui sont toutes choses accidentelles. Cette idée, qu’on doit à Aristote, a paru si spécieuse à tous les Philosophes, tant anciens que modernes, qu’ils l’ont généralement adoptée : mais cette idée d’une matiere générale dans laquelle s’en retournent tous les corps en derniere décomposition, est démentie par l’expérience : si elle étoit vraie, voici ce qui en devroit arriver. Comme le mouvement fait sortir de cette cire un animal, un morceau de bois, une masse d’or ; le mouvement, en leur ôtant une forme passagere, devroit les ramener à leur cire primordiale. Empedocle, Platon, Aristote & les Scholastiques le disent : mais la chose n’arrive point. Le corps organisé se dissout en différentes masses de peaux, de poils, de chairs, d’os, & d’autres corps mêlangés. Le corps mixte se résout en eau, en sable, en sel, en terre : mais avec les dissolvans les plus forts, avec le feu le plus vif, vous n’obtiendrez point de ces corps simples de se changer. Le sable reste sable, le fer demeure fer, l’or épuré ne change plus ; la terre morte sera toûjours terre ; & après toutes les épreuves & tous les tourmens imaginables, vous les retrouverez encore les mêmes ; l’expérience ne va pas plus loin : les élémens sont chacun à part des ouvrages admirables qui ne peuvent changer, afin que le monde, qui en est composé, puisse recevoir des changemens par leurs mêlanges, & soit cependant durable comme les principes qui en sont la base. Voyez l’article Chimie.

Pour la forme, qui est le second principe d’Aristote, il la regarde comme une substance, un principe actif qui constitue les corps, & assujettit pour ainsi dire la matiere. Il suit de là qu’il doit y avoir autant de formes naturelles qui naissent & meurent tour-à-tour, qu’il y a de corps primitifs & élémentaires. Pour la privation, dit Aristote, elle n’est point une substance ; elle est même, à quelques égards, une sorte de néant. En effet, tout corps qui reçoit une telle forme, ne doit pas l’avoir auparavant ; il doit même en avoir une qui soit absolument contraire. Ainsi les morts se font des vivans, & les vivans des morts.

Ces trois principes étant établis, Aristote passe à l’explication des causes, qu’il traite d’une maniere assez distincte, mais presque sans parler de la premiere cause qui est Dieu. Quelques-uns ont pris occasion, tant de la définition qu’il donne de la nature, que du pouvoir illimité qu’il lui attribue, de dire qu’il méconnoît cette premiere cause : mais nous le justifierons d’athéisme dans la suite de cet article. Selon lui la nature est un principe effectif, une cause pléniere, qui rend tous les corps où elle réside, capables par eux-mêmes de mouvement & de repos ; ce qui ne peut point se dire des corps où elle ne réside que par accident, & qui appartiennent à l’art : ceux-là n’ont rien que par emprunt, & si j’ose ainsi parler, que de la seconde main. Continuons : tous les corps ayant en eux cette force, qui dans un sens ne peut être anéantie, & cette tendance au mouvement qui est toûjours égale, sont des substances véritablement dignes de ce nom : la nature par conséquent est un autre principe d’Aristote ; c’est elle qui produit les formes, ou plûtôt qui se divise & se subdivise en une infinité de formes, suivant que les besoins de la matiere le demandent. Ceci mérite une attention particuliere, & donne lieu à ce philosophe d’expliquer tous les changemens qui arrivent aux corps. Il n’y en a aucun qui soit parfaitement en repos, parce qu’il n’y en a aucun qui ne fasse effort pour se mouvoir. Il conclut de là que la nature inspire je ne sai quelle nécessité à la matiere. Effectivement il ne dépend point d’elle de recevoir telle ou telle forme : elle est assujettie à recevoir toutes celles qui se présentent & qui se succedent dans un certain ordre, & dans une certaine proportion. C’est là cette fameuse entéléchie

qui a tant embarrassé les commentateurs, & qui a fait dire tant d’extravagances aux Scholastiques.

Après avoir expliqué quelle est la cause efficiente, quel est le principe de toute la force qui se trouve répandue dans l’univers, Aristote entre plus avant dans sa matiere, & tâche de développer ce que c’est que le mouvement. On voit bien qu’il fait là de grands efforts de génie : mais ses efforts aboutissent à une définition très-obscure, & devenue même fameuse par son obscurité. Plus Aristote s’avance, plus il embrasse de terrein : le fini & l’infini, le vuide & les atomes, l’espace & le tems, le lieu & les corps qui y sont contenus ; tout se présente devant ses yeux : il ne confond rien, une proposition le mene à l’autre ; & quoique ce soit d’une façon très-rapide. on y sent toûjours une sorte de liaison.

La doctrine qui est comprise dans les deux livres de la génération & de la corruption, tient nécessairement à ce que nous avons déjà développé de ses principes. Avant Socrate on croyoit que nul être ne périssoit, & qu’il ne s’en reproduisoit aucun ; que tous les changemens qui arrivent aux corps ne sont que de nouveaux arrangemens, qu’une distribution différente des parties de matiere qui composent ces mêmes corps ; on n’admettoit dans l’univers que des accroissemens & des diminutions, des réunions & des divisions, des mêlanges & des séparations : Aristote rejetta toutes ces idées, quoique simples, & par là assez vraissemblables ; & il établit une génération & une corruption proprement dites. Il reconnut qu’il se formoit de nouveaux êtres dans le sein de la nature, & que ces êtres périssoient à leur tour. Deux choses le conduisirent à cette pensée : l’une qu’il s’imagina que dans tous les corps le sujet ou la matiere est quelque chose d’égal & de constant ; & que ces corps, comme nous l’avons déjà observé, ne different que par la forme, qu’il regardoit comme leur essence : l’autre, qu’il prétendoit que les contraires naissent tous de leurs contraires, comme le blanc du noir ; d’où il suit que la forme du blanc doit être anéantie avant que celle du noir s’etablisse. Pour achever d’éclaircir ce système, j’y ajoûterai encore deux remarques. La premiere, c’est que la génération & la corruption n’ont aucun rapport avec les autres modifications des corps, comme l’accroissement & le décroissement, la transparence, la dureté, la liquidité, &c. dans toutes ces modifications, la premiere forme ne s’éteint point, quoiqu’elle puisse se diversifier à l’infini. L’autre remarque suit de celle-là ; comme tout le jeu de la nature consiste dans la génération & dans la corruption, il n’y a que les corps simples & primitifs qui y soient sujets, eux seuls reçoivent de nouvelles formes, & passent par des métamorphoses sans nombre ; tous les autres corps ne sont que des mêlanges, & pour ainsi dire des entrelacemens de ces premiers. Quoique rien ne soit plus chimérique que ce côté du système d’Aristote, c’est cependant ce qui a le plus frappé les Scholastiques, & ce qui a donné lieu à leurs expressions barbares & inintelligibles : de là ont pris naissance les formes substantielles, les entités, les modalités, les intentions reflexes, &c. tous termes qui ne réveillant aucune idée, perpétuent vainement les disputes & l’envie de disputer.

Aristote ne se renferme pas dans une théorie générale : mais il descend à un très-grand nombre d’explications de physique particuliere ; & l’on peut dire qu’il s’y ménage, qu’il s’y observe plus que dans tout le reste ; qu’il ne donne point tout l’essor à son imagination. Dans les quatre livres sur les météores il a, selon la réflexion judicieuse du pere Rapin, plus éclairci d’effets de la nature, que tous les philosophes modernes joints ensemble. Cette abondance lui doit tenir lieu de quelque mérite, & certainement d’ex-