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l’esprit & à charger la mémoire, qu’à toucher le cœur & à changer la volonté. Tel est en général l’esprit qui regne dans les livres de morale de ce philosophe. Voici quelques-uns de ses préceptes, avec le tour qu’il leur donne.

1°. Le bonheur de l’homme ne consiste ni dans les plaisirs, ni dans les richesses, ni dans les honneurs, ni dans la puissance, ni dans la noblesse, ni dans les spéculations de la Philosophie ; mais bien plûtôt dans les habitudes de l’ame, qui la rendent plus ou moins parfaite. 2°. La vertu est pleine de charmes & d’attraits ; ainsi une vie où les vertus s’enchaînent les unes avec les autres, ne sauroit être que très-heureuse. 3°. Quoique la vertu se suffise à elle-même, on ne peut nier cependant qu’elle ne trouve un puissant appui dans la faveur, les richesses, les honneurs, la noblesse du sang, la beauté du corps, & que toutes ces choses ne contribuent à lui faire prendre un plus grand essor, & n’augmentent par-là le bonheur de l’homme. 4°. Toute vertu se trouve placée dans le milieu entre un acte mauvais par excès, & entre un acte mauvais par défaut : ainsi le courage tient le milieu entre la crainte & l’audace ; la libéralité, entre l’avarice & la prodigalité ; la modestie, entre l’ambition & le mépris superbe des honneurs ; la magnificence, entre le faste trop recherché & l’épargne sordide ; la douceur, entre la colere & l’insensibilité ; la popularité, entre la misantropie & la basse flaterie, &c. d’où l’on peut conclurre que le nombre des vices est double de celui des vertus, puisque toute vertu est toûjours voisine de deux vices qui lui sont contraires. 5°. Il distingue deux sortes de justice ; l’une universelle, & l’autre particuliere : la justice universelle tend à conserver la société civile par le respect qu’elle inspire pour toutes les lois : la justice particuliere, qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû, est de deux sortes ; la distributive & la commutative : la justice distributive dispense les charges & les récompenses, selon le mérite de chaque citoyen, & elle a pour regle la proportion géométrique : la justice commutative, qui consiste dans un échange de choses, donne à chacun ce qui lui est dû, & garde en tout une proportion arithmétique. 6°. On se lie d’amitié avec quelqu’un ou pour le plaisir qu’on retire de son commerce, ou pour l’utilité qui en revient, ou pour son mérite fondé sur la vertu ou d’excellentes qualités. La derniere est une amitié parfaite : la bienveillance n’est pas, à proprement parler, l’amitié ; mais elle y conduit, & en quelque façon elle l’ébauche.

Aristote a beaucoup mieux réussi dans sa logique que dans sa morale. Il y découvre les principales sources de l’art de raisonner ; il perce dans le fond inépuisable des pensées de l’homme ; il démêle ses pensées ; fait voir la liaison qu’elles ont entr’elles, les suit dans leurs écarts & dans leurs contrariétés, les ramene enfin à un point fixe. On peut assûrer que si l’on pouvoit atteindre le terme de l’esprit, Aristote l’auroit atteint. N’est-ce pas une chose admirable, que par différentes combinaisons qu’il a faites de toutes les formes que l’esprit peut prendre en raisonnant, il l’ait tellement enchaîné par les regles qu’il lui a tracées, qu’il ne puisse s’en écarter, qu’il ne raisonne inconséquemment ? Mais sa méthode, quoique loüée par tous les Philosophes, n’est point exempte de défauts. 1°. Il s’étend trop, & par-là il rebute : on pourroit rappeller à peu de pages tout son Livre des catégories, & celui de l’interprétation ; le sens y est noyé dans une trop grande abondance de paroles. 2°. Il est obscur & embarrassé ; il veut qu’on le devine, & que son lecteur produise avec lui ses pensées. Quelque habile que l’on soit, on ne peut guere se flater de l’avoir totalement entendu ; témoin ses analytiques, où tout l’art du syllogisme est enseigné.

Tous les membres qui composent sa Logique se trouvent dispersés dans les différens articles de ce Dictionnaire ; c’est pourquoi, pour ne pas ennuyer le lecteur par une répétition inutile des mêmes choses, on a jugé à propos de l’y renvoyer afin qu’il les consulte.

Passons maintenant à la physique d’Aristote ; & dans l’examen que nous en allons faire, prenons pour guide le célebre Louis Visès, qui a disposé dans l’ordre le plus méthodique les différens ouvrages où elle est répandue. Il commence d’abord par les huit livres des principes naturels, qui paroissent plûtôt une compilation de différents mémoires, qu’un ouvrage arrangé sur un même plan ; ces huit livres traitent en général du corps étendu, ce qui fait l’objet de la Physique, & en particulier des principes, & de tout ce qui est lié à ces principes, comme le mouvement, le lieu, le tems, &c. Rien n’est plus embrouillé que tout ce long détail ; les définitions rendent moins intelligibles des choses qui par elles-mêmes auroient paru plus claires, plus évidentes. Aristote blâme d’abord les Philosophes qui l’ont précédé, & cela d’une maniere assez dure ; les uns d’avoir admis trop de principes, les autres de n’en avoir admis qu’un seul : pour lui, il en établit trois, qui sont la matiere, la forme, la privation. La matiere est, selon lui, le sujet général sur lequel la nature travaille ; sujet éternel en même tems, & qui ne cessera jamais d’exister ; c’est la mere de toutes choses qui soûpire après le mouvement, & qui souhaite avec ardeur que la forme vienne s’unir à elle. On ne sait pas trop ce qu’Aristote a entendu par cette matiere premiere qu’il définit, ce qui n’est, ni qui, ni combien grand, ni quel, ni rien de ce par quoi l’être est déterminé. N’a-t-il parlé ainsi de la matiere que parce qu’il étoit accoûtumé à mettre un certain ordre dans ses pensées, & qu’il commençoit par envisager les choses d’une vûe générale, avant de descendre au particulier ? S’il n’a voulu dire que cela, c’est-à-dire, si dans son esprit la matiere premiere n’avoit d’autre fondement que cette méthode d’arranger des idées ou de concevoir les choses, il n’a rien dit qu’on ne puisse lui accorder : mais aussi cette matiere n’est plus qu’un être d’imagination, une idée purement abstraite ; elle n’existe pas plus que la fleur en général, que l’homme en général, &c. Ce n’est pourtant pas qu’on ne voye des Philosophes aujourd’hui, qui, tenant d’Aristote la maniere de considérer les choses en général avant que de venir à leurs especes, & de passer de leurs especes à leurs individus, ne soûtiennent de sens froid, & même avec une espece d’opiniâtreté, que l’universel est dans chaque objet particulier ; que la fleur en général, par exemple, est une réalité vraiment existante dans chaque jonquille & dans chaque violette. Il paroît à d’autres que, par matiere premiere, Aristote n’a pas entendu seulement le corps en général, mais une pâte uniforme dont tout devoit être construit ; une cire obéissante qu’il regardoit comme le fond commun des corps, comme le dernier terme où revenoit chaque corps en se détruisant ; c’étoit le magnifique bloc du Statuaire de la Fontaine :

Un bloc de marbre étoit si beau,
Qu’un Statuaire en fit l’emplette :
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

Brisez ce dieu de marbre, que vous reste-t-il en main ? des morceaux de marbre. Cassez la table ou la cuvette, c’est encore du marbre ; c’est le même fond partout ; ces choses ne different que par une forme extérieure. Il en est de même de tous les corps ; leur masse est essentiellement la même ; ils ne different que par la figure, par la quantité, par le repos,